Entretien avec Frédéric Encel, organisateur des Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer

Les samedi 25 et dimanche 26 septembre, le Casino de Trouville-sur-Mer (Calvados) accueillera la sixième édition des Rencontres internationales géopolitiques. Au programme de ce colloque, organisé sous le Haut Patronage du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères et en partenariat avec Sciences Po, figurent notamment une leçon inaugurale, un concert et huit tables rondes rassemblant des universitaires de tout premier plan. Nous nous sommes entretenus avec Frédéric Encel, docteur en géopolitique et maître de conférence à Sciences Po Paris, qui organise les Rencontres.

Q : Après le thème des Frontières en 2019, celui de la Mémoire en 2020, vous avez choisi « Les Méditerranées » pour cette sixième édition. Pourquoi ce choix, si ce n’est pour rehausser la température du bord de Manche le temps d’un week-end ? 

R : Je vous dirais qu’il s’agit d’abord d’un hommage à Fernand Braudel, dont je ne vous rappellerai pas l’ampleur et la qualité exceptionnelles des travaux liés à la Méditerranée et aux Méditerranées, mais également un hommage à mon maître en géopolitique Yves Lacoste qui a lui aussi beaucoup travaillé sur la Méditerranée originelle et sur son concept. Par ailleurs, inutile de coller à l’actualité la plus brûlante pour trouver des thématiques géopolitiques liées à la Méditerranée, où se chevauchent et se croisent à la fois des intérêts et des représentations géopolitiques extrêmement intéressants.

Q : Vous avez mentionné votre directeur de thèse, le géographe Yves Lacoste. Les étudiants de Sciences Po qui ont suivi votre cours de Questions internationales savent l’importance que vous accordez à sa méthode d’analyse des rivalités géopolitiques, laquelle repose sur l’étude des « représentations » que s’en font leurs protagonistes. Pourra-t-on qualifier ces sixièmes Rencontres de « lacostiennes » ? 

R : Oui, ces rencontres seront très lacostiennes, précisément parce qu’il sera question, peut-être plus encore que lors des cinq premières éditions, de représentations. Celles-ci sont de plus en plus antagonistes dans la Méditerranée contemporaine et dans son pourtour. C’est vrai au nord de l’Europe, où des mouvements populistes et nationalistes très forts rejettent de près ou de loin tout ce qui se rattache à la Méditerranée et au-delà. C’est vrai à l’est du bassin méditerranéen où survivent des conflits extrêmement durs et violents. On l’a vu en Syrie. C’est vrai enfin au sud de la Méditerranée où les antagonismes interarabes et la montée de l’islamisme ces dernières décennies renforcent le rejet d’une représentation commune de la Méditerranée. 

Q : Les Rencontres bénéficieront des interventions de deux grands témoins : Pierre Moscovici et Marlène Schiappa. Pourquoi avoir choisi de donner la parole à la Ministre déléguée à la citoyenneté, qui s’exprime rarement au sujet des questions internationales ? 

R : C’est un choix effectivement novateur : c’est la première fois que nous aurons le privilège d’entendre comme grand témoin un Ministre en titre et en exercice. Marlène Schiappa est évidemment méditerranéenne, elle s’en fait fort. Par ailleurs, elle s’inscrit dans un combat civique et citoyen qui nous rappelle que la Méditerranée a vu naître les premières cités démocratiques au monde, en particulier à Athènes. D’autre part, Marlène Schiappa lutte avec force et vigueur contre les fléaux de la misogynie, de la phallocratie et de l’inégalités entre les hommes et les femmes, dont le bassin méditerranéen continue de souffrir. Sur tous ces plans, Marlène Schiappa aura tout à fait sa place. 

Q : Quel est l’état des relations franco-turques, un an après l’incident du « Courbet », qui avait vu une frégate turque prendre à partie une frégate française alors qu’elle tentait de contrôler un cargo turc soupçonné de violer l’embargo sur les armes à destination de la Libye ?

R : Les tensions persistent entre Paris et Ankara et pour l’essentiel, je pense que cette tension est due à la politique très interventionniste de la Turquie, y compris en dehors de ses frontières légales. L’an passé, nous avons eu affaire à plusieurs violations de la souveraineté territoriale grecque dans sa zone territoriale exclusive sous prétexte notamment de prospection gazière menée par la flotte turque. C’est un comportement inacceptable à la fois vis-à-vis d’un Etat membre de l’ONU, la Grèce, mais a fortiori d’un Etat allié au sein de l’OTAN, dont je constate avec tristesse que la Turquie ne respecte plus réellement l’esprit, sinon la lettre. C’est la raison pour laquelle je me suis félicité à plusieurs reprises que la France d’Emmanuel Macron, il y a un an presque jour pour jour, ait dépêché deux bâtiments de guerre et [ait permis la vente par Dassault Aviation de] dix-huit chasseur-bombardiers Rafale auprès de nos alliés grecs, sachant qu’il n’y avait pas de pilote dans l’avion OTAN à l’époque (puisque M. Trump ne s’intéressait absolument pas à ces questions). J’ai constaté avec une plus grande joie encore que la Turquie en avait tenu compte et avait retiré ses bateaux. Donc je ne parlerais pas de situation explosive mais de persistance de véritables tensions. J’ajoute qu’en soutenant des forces islamistes en Syrie, en prenant fait et cause pour l’Azerbaïdjan lors de la guerre du Caucase entre septembre et novembre 2020, et surtout vis-à-vis de nos alliés kurdes qui luttèrent courageusement et presque seuls contre Daech dans les années 2010, la Turquie prend des positions excessivement contestables… 

Q : Les Rencontres se sont imposées comme l’un des deux grands colloques géopolitiques en France, avec celui de Grenoble qui se déroule au printemps. Comment expliquez-vous ce succès des Rencontres, d’autant que vous avez fait le choix de ne pas solliciter le parrainage d’acteurs industriels ou de cabinets privés, comme c’est souvent l’usage ?

R : La première explication se trouve dans votre question. La deuxième est liée à ma décision d’assurer à la fois un très haut niveau universitaire géopolitique, que personne n’a jamais contesté, mais de faire également des Rencontres un rendez-vous citoyen. Aucun organisateur ni paneliste n’a jamais fait l’objet d’une condamnation pour contrefaçon ou diffamation. Chacun des intervenants est extrêmement humble et bienveillant vis-à-vis de ses collègues et du public. Enfin, le haut patronage d’un Ministre, dont chacun s’accorde à reconnaître le très grand professionnalisme, naguère à la Défense et aujourd’hui au Quai d’Orsay [Jean-Yves Le Drian], ainsi que le partenariat dont je suis très fier avec la vénérable institution où j’enseigne, Sciences Po Paris ; tout cela contribue, je crois, au succès effectivement fulgurant de ces Rencontres. 

Q : Quelle est la nature de la collaboration avec Sciences Po ? 

R : Cette nature est morale, intellectuelle, universitaire, et cela convient parfaitement. 

Q : Vous organisez chaque année les Assises de lutte contre le négationnisme, ce qui constitue un engagement politique très fort. Envisagez-vous également l’organisation des Rencontres comme un engagement politique ? 

R : Dans les deux cas, c’est avant tout le citoyen qui s’exprime et fait s’exprimer d’autres citoyens. Une géopolitique à la fois sérieuse, professionnelle et en même temps humaniste et à visage humain, telle est l’ambition que j’ai toujours portée pour les Rencontres. D’autre part, le combat acharné contre la peste négationniste et son pendant complotiste me semblent tout à fait important aussi. A chaque fois, il s’agit de transmettre et de partager un savoir citoyen et républicain dans une démarche humaniste. 

Samedi 25 et dimanche 26 septembre au Casino Barrière de Trouville-sur-Mer. Entrée libre dans la limite des places disponibles. Un pass sanitaire sera exigé pour assister à l’événement. Les conférences seront retransmises en direct sur le site de la mairie. 

Le programme complet des Rencontres est disponible ici.