Conférence Génération.s : vers une média-bolisation de la presse ?
Informer, enquêter, analyser, interroger ou bien encore jouer un rôle de contre-pouvoir : la place des médias est centrale dans nos sociétés démocratiques. Pourtant, ils font aujourd’hui face à une véritable crise dont Julia Cagé, économiste spécialiste des médias et professeure à Sciences Po, Luc Bronner, directeur des rédactions du Monde, et Thomas Huchon, journaliste à Spicee et spécialiste des théories conspirationnistes et des fake news, sont venus discuter jeudi 22 novembre lors de la conférence « Médias et Démocratie » organisée par le comité Génération.s de Sciences Po.L’erreur de la gratuité
Alors que l’indépendance des médias est souvent remise en question, Julia Cagé et Luc Bronner considèrent que l’explication est à chercher dans la gratuité de l’information. L’économiste rappelle en effet que « l’information est un bien public, ce qui suppose que tout le monde doit y avoir accès », donc qu’elle doit être gratuite. Toutefois, elle ajoute que « l’information coûte cher à produire ». Face à cette tension, les médias n’ont vu d’autre solution que d’être financés par des annonceurs et de riches actionnaires. Or, l’entrée de ces milliardaires dans la presse joue sur l’indépendance journalistique. Julia Cagé ne manque d’ailleurs pas de rappeler la censure d’un documentaire sur des manifestations contre le président togolais en décembre 2017 par Vincent Bolloré, à la tête du groupe Canal+. Elle ajoute également que le rachat d’une partie des parts de Matthieu Pigasse par Daniel Kretinsky au Monde permettra au milliardaire tchèque de lui ouvrir des portes en France.
Toutefois, Luc Bronner a tenu à nuancer ce discours. Depuis que Le Monde a vu arriver Pierre Bergé, Xavier Niel et Pierre Pigasse en 2010, il affirme ne jamais avoir subi de pressions de leur part. En outre, le rachat des parts de M. Pigasse par D. Kretinsky n’a pas empêché la rédaction de mener une enquête sur le parcours économique et financier de ce dernier et de révéler l’acquisition d’une propriété de 23 millions d’euros à Londres en 2015 via un paradis fiscal basé à Jersey. Le directeur des rédactions du Monde explique aussi que de nouveaux droits ont été obtenus au journal, à savoir « une forme de droit de véto » pour les décisions impliquant un profond changement du capital.
Pour les trois invités, la solution au problème réside dans une information payante, où la présence de milliardaires ne serait plus nécessaire, à l’image de Mediapart. Julia Cagé évoque également le cas du Guardian qui propose une information gratuite à tous mais qui demande à ceux qui en ont les moyens de faire des dons pour financer le journal. A noter que l’économiste milite pour un système de financement total des médias par les dons de citoyens, auquel Luc Bronner reste sceptique s’il devait être appliqué au Monde, en raison de la taille du journal.
Une défiance double
Donald Trump, Jair Bolsonaro, Jean-Luc Mélenchon, ou encore François Fillon, sont tous, pour Julia Cagé, représentatifs, à différents degrés, de la violence verbale exercée par les politiciens à l’encontre des médias. En référence à la gestuelle qu’il adopte lorsqu’il blâme les journalistes, elle considère que dans le cas du Président américain, cette violence est presque physique. Cette problématique interroge selon elle le comportement que devraient adopter les journalistes face à ce mépris permanent. Si Luc Bronner estime qu’un mouvement journaliste collectif aurait pu être mené lors de la revue de presse durant laquelle Donald Trump a été particulièrement virulent à l’encontre d’un journaliste de CNN le 7 novembre dernier, Thomas Huchon se demande si un boycott ne laisserait pas le champ libre aux fake news. Néanmoins, le directeur des rédactions du Monde temporise sur cette relation tendue entre médias et politiques et déclare qu’« aux Etats-Unis, Donald Trump marque une forme de réveil des grands médias américains qui font leur travail, réalisent des enquêtes judiciaires et trouvent un public prêt à payer pour l’information ». En outre, il affirme qu’une relation rugueuse avec le pouvoir « est une très bonne nouvelle » puisqu’elle est synonyme de contre-pouvoir effectif.
Au-delà de la défiance des politiques à l’égard des médias, les invités ont tenu à rappeler la perte du lien entre médias et public ainsi que la violence des citoyens envers les journalistes. De sa propre expérience, Thomas Huchon raconte qu’auparavant, les manifestants étaient beaucoup plus calmes envers les journalistes. Désormais, et le mouvement des gilets jaunes en est illustratif, ils sont davantage agressifs. Ce spécialiste des fake news explique ce phénomène par un décalage entre les citoyens et les journalistes, mais également « par le résultat d’un mauvais journalisme, d’un mauvais traitement de l’information qui ne fait pas appel à l’intelligence et qui ne donne pas les moyens de se faire sa propre opinion sur les questions ». Thomas Huchon pointe du doigt la rapidité dans laquelle se fait l’information, sans même parfois être vérifiée, notamment sur les chaînes d’information en continu. Pour répondre à ce problème, il s’agit selon les invités de reprendre le temps de faire une information et de la rendre payante pour qu’elle soit de qualité.
A nouveau dans un rôle temporisateur, Luc Bronner a souhaité souligner que le lien avec le public n’était pas totalement perdu puisqu’à titre d’exemple, le Monde atteignait désormais plus de 250 000 abonnés, un record dans l’Histoire du journal. De plus, le grand quotidien a su attirer les plus jeunes grâce au lancement des Décodeurs et aux stories Snapchat.
Faire face aux fake news
Le phénomène des fake news n’est pas récent mais les outils numériques actuels lui donnent davantage d’importance et d’audience. Luc Bronner déclare d’ailleurs que « la manipulation démocratique est aussi vieille que la démocratie elle-même, mais ce qui a changé ce sont les outils, notamment liés à Internet et à la circulation de l’information via les réseaux sociaux ». Si Julia Cagé affirme qu’il est très difficile de vérifier à quel point les fake news impactent une campagne électorale, il est très certain qu’elles en modifient le bon déroulement démocratique.
Face à ce risque, le Parlement français a adopté la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information, dite « fake news », le 20 novembre dernier. Ce texte permettra désormais aux candidats, partis ou associations de citoyens de saisir le juge des référés, dans les trois mois précédant une élection nationale, qui décidera, dans un délai de 48 heures, de faire retirer ou non une fausse nouvelle circulant sur les réseaux sociaux. Les invités de la conférence sont cependant partagés sur cette disposition. Luc Bronner considère qu’il s’agit d’un « effet d’affichage, une façon pour le gouvernement de dire qu’il agit ». De plus, Julia Cagé et Thomas Huchon remettent en cause le caractère réalisable d’une telle disposition : comment un juge pourrait-il décider en 48 heures de la suppression d’une information alors même que des chercheurs et experts rencontrent de grandes difficultés à reconnaître une fake news ? Toutefois, le réalisateur de Trumping Democracy tient à rappeler que « même si cette loi n’est pas parfaite, elle n’est pas liberticide et a le mérite d’exister ». Outre l’action juridique, les invités considèrent que la lutte contre les fake news doit passer par l’éducation aux médias afin de développer un esprit critique de l’information des citoyens et futurs citoyens. A ce propos, Thomas Huchon est d’ores et déjà intervenu dans une centaine de collèges et lycées pour sensibiliser à la question et souhaite que cette initiative se généralise.
Lucie Dupressoir