Comment l’administration de Sciences Po s’oppose aux besoins naturels des étudiants

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A la fin de sa carrière, Michel Foucault ébranle les sciences politiques en nous invitant à ne plus considérer l’Etat comme le résultat d’un contrat social, une superstructure ni même un ensemble d’institutions mais à l’approcher sous l’angle de sa pratique.

Dans une démarche que les intellectuels qui lui sont le plus proche n’hésitent pas à qualifier de sceptique, il se désintéresse des « universaux historiques » et des concepts que notre esprit force sur l’histoire pour valoriser les technologies gouvernementales, qui sont les moyens pratiques (matériels ou discursifs) qui permettent à un moment donné d’exercer le pouvoir sur une population. C’est la gouvernementalité. Ses idées influenceront profondément la science politique française, créant tout un champ de recherches qui tenteront d’analyser l’état par ses outillages.

Parallèlement à cette nouvelle manière de considérer l’Etat, se développent les Science and Technology Studies, que beaucoup des lecteurs de cet article auront pu goûter lors du mythique cours de première année Humanités Scientifiques, assuré par Bruno Latour.

Cette branche des sciences sociales nous engage à déconstruire les objets techniques qui nous entourent et à voir en quoi ils peuvent être le dépôt d’une organisation sociale, d’une morale, voire d’un ordre disciplinaire.

On trouve un bel exemple de ce type de réflexions dans un article de Langdon Winner : on y découvre que l’ensemble des tunnels menant de New York aux plages de Long Island étaient en 1970 inexplicablement bas de plafondL’explication ne se trouve pas dans un quelconque obstacle technique, mais dans le racisme social de Robert Moses, architecte en chef de la ville de New York des années 1920 à 1960, qui s’assurait ainsi que les afro-américains non possesseurs de véhicules n’atteignent pas les blanches de Long Island : les bus, moyen de transport des classes populaires, ne pouvaient emprunter lesdits tunnels…

La connaissance de ces deux corpus de science sociale rend vigilant et invite à déceler dans le quotidien les formes de domination et de discipline les plus insidieuses. Et il se trouve que l’ensemble de la population masculine du 27 rue Saint-Guillaume est actuellement victime de l’une de ces techniques de gouvernement : l’administration de Sciences Po s’oppose aux besoins les plus naturels de son troupeau mâle.

La première manifestation de cet exercice de pouvoir revêt la forme d’une technique très classique de coercition, l’établissement d’une frontière :

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 Mais le vrai lieu de la domination, l’exercice le plus insidieux, le plus efficace de la gouvernementalité prend sa forme dans les cabines individuelles. Les cuvettes ont toutes été dépourvues de leur lunette (cf. photo ci-dessous) ! L’objet technique a été profondément modifié pour rendre l’une de ses utilisations impossibles. On est en face de la déformation d’un objet comme technique de gouvernement. Qui oserait poser ses cuisses sur cette surface métallique inhospitalière, a fortiori en plein hiver ? Quel plus beau moyen de contrer la production de tout étron ?

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Mais le gouvernement (au sens de Foucault) ne s’arrête pas là, et c’est un deuxième objet technique qui est défiguré –dans sa structure même- pour s’opposer à la défécation de la gente masculine de Sciences Po. L’utilisation des toilettes par une population éduquée comme celle de notre école ne peut être envisagée sans une désinfection systématique des mains après l’acte. Ici, cette opération, qui conditionne la défécation, est rendue très ardue par l’extrême étroitesse de l’évier.

Se laver les mains devient impossible sans d’embarrassantes éclaboussures : l’utilisation des toilettes devient donc l’occasion de stigmates, qui assureront le sujet marqué de terribles moqueries. La technique de gouvernement, particulièrement habile, ne concerne plus la nature de l’objet : elle réside dans les signes extérieurs qui rendent son utilisation pénalisante et renouvelle sa puissance dans le contrôle social !

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Ce n’est pas la première fois que les lieux d’aisance sont l’espace d’une gouvernementalité insidieuse. Richard Thaler et Cass Sunstein expliquent dans leur ouvrage Nudge que le dessin d’une mouche au fond des urinoirs avait fait baisser de 80% les éclaboussures d’urine dans les toilettes publiques de l’aéroport d’Amsterdam. Ils mettaient ainsi en avant la contribution des sciences du cerveau et de l’économie comportementale au gouvernement par la matérialité en montrant que la forme même des objets est plus efficace que n’importe quelle règle soumise à l’arbitraire (les hommes ne peuvent s’empêcher de viser si ils peuvent noyer un insecte).

Mais leur expérience avait le mérite d’avoir une utilité (la baisse des dépenses de ménage). Derrière tout gouvernement, derrière toute tentative pour discipliner, il y a une intentionnalité. C’est ce à quoi cet article ne pourra pas répondre, et c’est ce contre quoi il s’offusque : pourquoi l’administration de Sciences Po s’ingénie-t-elle à nous empêcher de chier ?

Screenshot 2015-04-11 at 16.07.00Dans la même catégorie : « Ils ont fait Sciences Po » par Tristan Dubois. Ils ont été des écrivains géniaux, des journalistes engagés et des politiciens véreux. Pourtant, il y a bien des années, ils discutaient dans le même hall et s’asseyaient sur les mêmes bancs que vous. Avant que vous ne marchiez – ou pas – dans leur sillage, la Péniche vous propose de revenir sur le parcours de ces alumnis pas comme les autres. Lire la suite.

 

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