Immersion : Une nuit avec l’interne en pharmacie de garde de l’hôpital Robert Debré
20H50. Il ne faut pas avoir une peur bleue des hangars abandonnés pour trouver la pharmacie de l’Hôpital Robert Debré. Située quatre niveaux en dessous du rez-de-chaussée et séparée du reste de l’hôpital par une grille en fer qu’il est impossible d’ouvrir, on y rentre par une porte dérobée qui s’ouvre seulement en appuyant sur une sonnette bien trop stridente au goût des employés de la pharmacie. Le lieu ressemble plus à une plateforme de transit Amazon qu’à un hôpital. Les néons éclairent des piles de cartons de plus de deux mètres de haut, qui regorgent de précieux médicaments et autres matériaux médicaux. Au fond du hangar, une porte grise, récemment refaite, semble s’ouvrir sur un autre monde, un monde qu’habitent les employés du service pharmaceutique de l’hôpital. A cette heure tardive, en ce samedi du mois de septembre, il n’y a plus qu’une personne dans le service : l’interne de garde.
Garance, 23 ans, ouvre la porte sur ce lieu méconnu du grand public et pourtant essentiel. Habillée d’une tenue stérile bleue et de sa longue blouse blanche, elle arbore son badge rouge sur lequel on peut lire “interne en pharmacie”. Elle s’excuse : “Je suis dans le rush”, dit-elle, avant de repartir une feuille à la main.
A l’intérieur, l’espace est en pleine métamorphose entre quelques murs blancs fraîchement rénovés et le reste du service aux couleurs défraîchies. Assise au bureau qui fait office d’accueil, elle reçoit toutes les ordonnances des médecins de Robert Debré. Elle les vérifie, s’assure que les posologies correspondent aux patients, et se charge d’empaqueter dans de larges enveloppes brunes les médicaments que les infirmières viendront chercher. Elle répond à leurs questions et prévient les médecins en cas de soucis ou d’erreurs dans les ordonnances.
Le temps d’une nuit, elle sera seule aux manettes, opérant dans les coulisses de l’hôpital, afin de s’assurer que chaque patient aura son traitement. Présente depuis 9h du matin, sa garde se termine à la même heure le matin suivant, soit 24 heures intenses que vit chaque nuit un nouvel interne. Depuis 16h, elle est seule, avec pour mission d’assurer le travail du pharmacien et des préparateurs. Seule pour répondre à la quarantaine d’appels qui feront sonner tout au long de la nuit son DECT, un “pager” qui lui permet d’être joignable par tous les services de l’hôpital.
Le jour, Garance travaille en “rétrocession”, un service qui rencontre les patients dont les traitements sont interdits sur le marché ou nécessitent la fabrication de la part d’un préparateur. Lors de ces rendez-vous, elle s’assure que ces derniers supportent les effets indésirables de leurs traitements. Garance est en sixième année de “pharma”, et en internat à Robert Debré depuis près de six mois. Son stage touchera à sa fin en octobre, et elle se dirigera alors vers un autre hôpital parisien pour y continuer son apprentissage. Pour devenir pharmacien hospitalier, il lui faut valider quatre années d’internat tout en assistant à ses cours hebdomadaires à la Faculté de Pharmacie de Paris. Elle aime être en contact avec les patients, répondre à leurs questions et s’assurer que la prise de leurs médicaments se déroule bien. Cela ne l’empêche pas pour autant de garder dans un coin de son esprit, le “droit au regret”. Elle a un an pour changer de spécialité, et comme tout étudiant à la croisée des chemins, elle avoue : “Je ne veux pas me tromper”. Malgré les idées reçues, les études de pharmacie ouvrent de nombreuses portes, officines, industries, hôpitaux ou laboratoires, et il s’agit pour elle de trouver la bonne.
Pendant une nuit, Garance, l’interne en pharmacie de garde de l’hôpital Robert Debré, nous a ouvert les portes de son service pour nous faire découvrir les coulisses de cet hôpital parisien.
21H30. La période de “rush” touche à sa fin. Les appels s’espacent, et les enveloppes de médicaments accumulées sur le comptoir de l’accueil ont disparu, récupérées par les infirmières. Il est temps pour Garance de s’octroyer une pause et de dîner. Son DECT ne la quitte pas, il sonne de temps en temps, mais rien de grave ni de pressant. En plus de son plateau-repas fourni par la cafétéria, elle sort du frigo un tupperware rempli de couscous préparé par une de ses collègues. C’est pour elle l’occasion de s’étendre sur la solidarité et l’esprit bon enfant qui règne dans ce service malgré parfois les tensions qui planent autour des attributions de garde : “C’est surtout que j’adore les gens”. Elle raconte que le midi même, une pharmacienne a préparé un couscous pour l’équipe et c’est ensemble, attablés autour de la longue table de la salle commune qu’ils ont déjeuné. Dans les couloirs et les différentes pièces, on retrouve les vestiges de blagues que se jouent entre eux les pharmaciens. Le nom sur la porte de la cheffe de service est tourné en dérision, les ampoules électriques de son bureau sont colorées en rouge, et des photos sont accrochées sur les murs. Garance, armée de son film plastique, est, elle aussi sur le coup. Elle recouvre l’entrée du bureau de ses collègues et y emprisonne leur fauteuils et mugs à café, riant de
sa propre plaisanterie. La nuit quand le chat n’est pas là, les souris blaguent.
01H30. Cela ne l’empêche pas de répondre aux appels des infirmières tout au long de la soirée. Quand ceux-ci cessent, elle peut enfin aller se coucher dans la chambre de garde située un étage au-dessus. Pendant certaines gardes, les infirmières ne cessent de la solliciter; dans ce cas elle sort un lit de camp et s’installe directement dans le service pour être au plus proche de son bureau et du “stocker”, précieuse machine qui délivre les médicaments de la réserve. Cette nuit est calme, le travail a été fait, elle peut donc voler quelques heures de sommeil. Dans la chambre de garde, elle n’est pas tout à fait seule, elle
peut compter sur les mots de ses congénères écrits à même le mur avec des marqueurs. Internes après internes, chacun a laissé sa trace en y rédigeant des blagues, des mots d’encouragement, ou tout simplement des dessins de plus ou moins bon goût. Les étudiants en santé ont une réputation à tenir.
03H00. Alors que Garance a fini par s’endormir, une infirmière l’appelle pour une prescription de mélatonine – un somnifère. En tant qu’interne, Garance a le droit de refuser quand une demande ne se justifie pas : la mélatonine prend deux heures à faire effet et le soleil se lève dans trois. Il lui a fallu un peu de temps pour asseoir son autorité, surtout auprès des infirmières qui ont parfois plus du double de son âge. La couleur rouge de son badge, contrairement au bleu des infirmières, l’y a aidé. Comme une hiérarchie militaire, il indique son rang et donc son autorité. Parfois, elle regrette la dureté de cette hiérarchie qui, par exemple, interdit aux infirmières de manger en salle de garde. Elle entretient avec elles une bonne relation, sans se laisser pour autant marcher sur les pieds : “Je suis toujours très souriante mais si on me fait chier …”. Elle sait aussi qu’il faut savoir se protéger dans ce métier. Elle garde toutes ses interactions par écrit, notamment dans ses comptes-rendus de garde, car les erreurs dans le monde hospitalier peuvent être fatales. Ses responsabilités sont considérables mais elle a su dompter le stress qui les accompagne : “J’ai appris à me faire confiance et à ne pas douter de moi à chaque fois que je fais quelque chose, sinon je n’avance pas”.
9H00. La relève arrive. Un nouvel interne, les mains pleines de pains au chocolat, se voit confier à son tour la pharmacie de l’hôpital. Il passera lui aussi la journée du dimanche seul en attendant l’équipe qui lui succédera lundi matin. Autour d’un petit déjeuner, Garance lui passe le relai : elle lui transmet toutes les informations et lui narre les aventures de la nuit. Elle finit enfin par abandonner sa blouse blanche qu’elle range dans son casier.
Lundi, elle la revêtira à nouveau pour reprendre une nouvelle garde de nuit qu’elle enchaînera après sa journée de travail, mais, pour le moment, elle peut profiter de ce dimanche pour vaquer à ses occupations et reprendre des forces.
Crédits illustrations : Téo Manisier