Rencontre avec Ferrante Ferranti – « la photographie est un jeu de miroir »

A discuter avec Ferrante Ferranti, il arrive un moment où l’on pense qu’il a déjà tout vu, tout parcouru, tout vécu. A sillonner le monde et à le photographier sous tous les angles, à en voir les joies et les misères, certains adoptent un air baroudeur, blasé et endurci. C’est tout le contraire de M. Ferranti, dont le regard à jamais émerveillé semble dire « Je ne connais pas ! c’est merveilleux ! ça m’intéresse ! ». Ce photographe d’origine sicilienne, arrivé en France dans sa jeunesse, amoureux du baroque et très grand voyageur, s’arrête depuis sept ans quelques heures par semaine à Sciences Po pour partager son expérience. Il donne à chacun l’opportunité de partager la sienne et de prendre la mesure de sa valeur, lors d’un atelier artistique pour les élèves de première année intitulé « l’Œil instruit » (chers 1A, méfiez-vous lors des IP, ce cours est très demandé). Le reste du temps, difficile de le suivre, il aura déjà traversé l’Ouzbékistan, la Géorgie et l’Italie dans l’intervalle d’écriture de cet article.

Ferrante Ferranti a pourtant pris le temps de discuter avec la Péniche d’un thème auquel il consacre sa vie : la rencontre avec le beau, lui qui a vécu très jeune et reste fasciné par le syndrome de Stendhal. D’emblée, cette rencontre prend une tournure inattendue et surréaliste. Ce qui devait consister en quelques échanges autour d’une table se transforme en une visite de la Maison Européenne de la Photographie, désertée car fermée au public ce jour là, en compagnie du commissaire en charge des expositions… Nous nous retrouvons face à l’œuvre du jeune photographe rebelle chinois Rhen Hang, disparu il y a quelques années, dont les photos prises avec un appareil jetable ont bouleversé les représentations du corps dans un régime qui pèse pourtant comme une chape de plomb. Cette visite unique en compagnie de deux experts de la photographie, arrangé pour quelques élèves qui n’ont rien demandé, en dit déjà long sur la générosité du personnage. Digne de tous les clichés sur l’hospitalité des méridionaux, M. Ferranti nous accueille ensuite dans son appartement où il nous a déjà préparé des gâteaux et du thé.

Nous en venons alors à l’objet de notre rencontre, une discussion sur la photographie et la beauté, que je tenterai de retranscrire au mieux ici, de façon hélas fort synthétisée.

Nous abordons tout d’abord la question de ce qui fait une belle photographie, en nous interrogeant sur la place de la technique. « Chacun commence par apprendre à écrire, et la photographie est avant tout une écriture ». Cependant cette écriture, qui repose sur une expression personnelle, doit se traduire qu’on le veuille ou non par la technique. Mais la technique ne doit pas être un obstacle, nous rappelle M. Ferranti, en faisant allusion à l’artiste que nous avons découvert quelques heures auparavant. « Rhen Hang incarne une photographie très libre, libérée », « il semble inconcevable qu’il puisse toucher autant avec un petit appareil jetable, sur des tirages de plus d’un mètre de haut, et pourtant… Cela montre que l’on peut très bien écrire et n’avoir rien à dire, et que certaines personnes, avec des mots et des structures très simples, peuvent toucher profondément ». En somme, la technique n’est pas une fin en soi. Bien au contraire, « trop analyser les motifs et les coulisses d’une photographie peut tuer l’émotion ».

Nous évoquons ensuite l’attitude que l’on adopte face à une œuvre d’art, qui ne fait pourtant pas toujours vibrer une corde en nous. En l’occurrence, l’œuvre de Rhen Hang, dont l’univers n’a pas « touché » M. Ferranti, mais qui ne l’a pas laissé indifférent pour autant. 

« On ne peut pas aimer que ce qui nous ressemble, il faut se mettre en porte à faux, surtout face à ce qui nous dérange.  De légers déséquilibres nous font réagir, sans forcément susciter l’émotion. On peut alors arriver  à un entre deux entre raison et émotion, qui nous pousse à sortir d’un confort de pensée, pour s’exposer et mieux comprendre les parties cachées de nous-même. » A la différence de Stendhal, il ne s’agit pas ici de se laisser déborder par l’émotion, mais bien de se pencher sur la force de la vision qui nous est proposée. Au lieu de tout ramener à soi, on est devant l’œuvre comme devant un « miroir légèrement déformé », qui nous permet de réorienter notre point de vue, et d’éclairer certaines parties de nous-même. M. Ferranti a alors recours à une comparaison avec l’Histoire, « figée comme toute photographie, immuable et pourtant jamais statique, qui nécessite de prendre en compte différents points de vue et d’être replacée dans son contexte afin d’en saisir toute la portée ». 

Nous en venons alors à l’attitude personnelle face à la photographie, pourquoi elle nous touche, en tant qu’expérience personnelle intense, qui nous engage:

« Tout le monde aborde les mêmes sujets, en photographie comme dans les arts. Cependant, il faut absolument prendre position avec son propre corps et son propre regard», au risque de sombrer dans le néant du regard des autres. « Une des particularités de l’écriture photographique est qu’elle oblige le spectateur à adhérer ou non, le plus souvent sans filtre ». En citant plusieurs extraits de l’Odyssée, de La princesse de Clèves ou encore de Milan Kundera, Ferrante Ferranti fait comprendre que la photographie est très proche de l’écriture, dans le sens où elle consiste en une « projection dans l’univers d’un individu » qui par la suite résonne en soi. « La photographie est un jeu de miroir, une image que l’on regarde et qui nous reflète; elle crée un va et vient entre deux visions ». Cette expérience repose toutefois sur une décision : on est libre ou pas de la regarder, de pénétrer dans son univers. « Certaines photographies, devant l’insupportable violence et la souffrance qu’elles expriment, peuvent provoquer la colère – c’est le cas par exemple de certaines photos du photographe de guerre américain James Nachtwey (que Ferrante Ferranti admire pourtant plus que tout autre) – et conduire certains à les refuser, à s’en protéger ». « Une image est d’une telle richesse, elle engage pleinement l’individu. »  En effet, « chaque photo est le produit d’une disponibilité absolue, de la présence extrême du photographe au moment où il a pris la photo ». « Il n’y a rien de plus important que ce que l’on vit quand on appuie sur le déclencheur, on sent tout le poids d’un moment qui ne se renouvellera plus. Une fois qu’une photographie est prise, on ne peut plus la refaire ».

Cela nous amène à parler de la beauté à proprement parler, et notamment du fameux syndrome de Stendhal, cette « découverte de la beauté » à travers l’art qui bouleverse profondément l’individu. « Stendhal, lorsqu’il entre dans l’église Santa Croce à Florence, ne sait pas ce qu’il va vivre. Il aperçoit une Sybille peinte sur un plafond, il est ému aux larmes, et s’exclame : « Mon Dieu, que c’est beau ! ».  Cette œuvre d’art se révèle plus humaine qu’une personne. Toute distance est abolie, Stendhal dit « on la toucherait pour ainsi dire. » Il est bouleversé car il prend conscience de sa capacité d’apprécier la beauté, d’aimer, mais aussi de souffrir car le visage de la Sybille évoque une femme aimée sans succès. »

Ferrante Ferranti nous raconte alors l’histoire d’une rencontre dans un village de lambanises, les tsiganes indiens. Alors qu’il marchait dans une rue très animée, un enfant prend sa main sans qu’il l’ait vu arriver. Le photographe se penche vers lui et est frappé par sa beauté. Quelques minutes plus tard, il apprend qu’il ne prénomme Krishna, comme le dieu de l’amour en Inde. Sa mère accepte qu’il les photographie tous deux puis qu’il fasse un portrait de l’enfant : « sa lumière émane dans cette image, il irradie. Cette photo a figé le temps, dans une expérience digne du Syndrome de Stendhal. »

Cette histoire nous met cependant en garde contre un des défauts de notre époque, celui de dénaturer les choses. Ferranti nous invite à voir la beauté comme « quelque chose qui nous est offert, dont les critères d’appréciation ne sont jamais figés» et reposent sur la subjectivité. Le point de vue est ici fondamental : « il faut recevoir la beauté pour ce qu’elle est et non pas pour ce que l’on voudrait qu’elle soit, écouter avec gratuité ce qu’elle nous dit, ressentir à quel titre elle nous touche, et rendre grâce ». A ce titre, la beauté peut faire peur et pousser à la dénaturer, dans un monde où les apparences prennent souvent le dessus. « Le danger de la photographie est qu’elle arrête les choses, et que le regard des autres peut déformer le contenu. Par exemple, cette image d’un enfant qu’on a photographié pour sa beauté pourrait être assimilée à un regard de pédophile », déformant complètement la vision et l’expérience du photographe.

Ferrante Ferranti évoque ensuite l’élan créateur et la justesse. « Il y a un élan créateur en chacun de nous : un enfant trouve toujours le moyen de faire quelque chose avec ce qu’il a sous la main. Dans la pratique, on ne se pose pas la question du moyen d’expression qui nous correspond, il s’impose à nous. Il ne faut pas sacraliser la photographie, elle est avant tout un outil pour s’exprimer. » Toujours en quête de  « justesse », qui est le fait « d’être dans les vibrations qui résonnent en vous, et d’assumer ce qui nous parait juste dans notre écriture », permettant parfois de dépasser les règles et les codes de l’art préétablies.

 En conclusion, Ferrante Ferranti nous avoue combien il est difficile de théoriser sur les émotions. En nous rappelant La princesse de Clèves, « le plus beau roman de la langue française », qui l’émerveille par sa justesse, il confesse que, pour lui, « tout est frisson ».

Images : Julien Ciprelli