Rencontre avec Colombe Schneck : “J’écris pour comprendre ma place et qui je suis”

Ancienne élève de Sciences Po, Colombe Schneck est l’auteur d’une œuvre sensible, majoritairement composée de récits d’autofiction. Son dernier livre, “Deux petites bourgeoises”, pose un regard à la fois tendre et sans concession sur sa classe sociale et raconte une histoire d’amitié brisée par la mort. C’est lors d’une rencontre au “Basile” que Colombe Schneck s’est confiée sur sa vision de la littérature, la bourgeoisie, le féminisme et ses années “Sciences Po”. 

Dans La réparation, l’un de ses plus beaux livres, Colombe Schneck revient sur l’histoire de sa famille décimée par la Shoah et écrit : « Je me suis d’abord trompée. Je me disais c’est trop facile, tu portes des sandales en chevreau mordoré, tu te complais dans des histoires d’amour impossible, tu aimes les bains dans la Méditerranée et tu crois qu’une fille comme toi peut écrire sur la Shoah ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. »  Colombe Schneck s’interroge sans cesse sur sa légitimité à écrire, comme si ses textes devaient être cantonnés à la catégorie des récits de parisiens bourgeois nombrilistes. Cet a priori est pourtant vite balayé quand on se plonge dans son œuvre, portée par une écriture juste et dépouillée de tout artifice. Après Nuits d’été à Brooklyn, un roman ambitieux sur les émeutes de Crown Weights mais brouillé par une construction faussement complexe, Colombe Schneck revient au récit plus intimiste avec Deux petites bourgeoises. Héloïse et Esther sont amies depuis qu’elles ont onze ans. Elles grandissent dans de beaux appartements parisiens, font de bonnes études (l’Ecole alsacienne et Sciences Po), déjeunent au Select et sont avides d’ambition et de liberté, mais finissent par embrasser une existence conformiste. Elles assument une part d’insouciance et de futilité : “elles n’étaient pas des filles cools, engagées, militantes, elles étaient des filles qui recherchaient l’amour des garçons. Mais à même pas 50 ans, Héloïse est gravement malade et se sait condamnée. Avec ce livre émouvant et universel, Colombe Schneck construit un véritable tombeau littéraire à son amie disparue trop tôt.  

Q : Lorsque vous écrivez des livres dans lesquels vous puisez dans une matière autobiographique,  avez-vous l’impression de toucher plus juste que dans vos livres où la fiction est plus présente (cf Soeurs de miséricorde, Nuits d’été à Brooklyn)

R : C’est plus juste parce que c’est peut-être plus facile que dans un livre où je dois fabriquer des personnages, avec un énorme travail d’enquête… Parfois, ce travail fait que je m’éloigne trop d’une résonance intime et personnelle. Les deux livres que vous citez, Soeurs de miséricorde et Nuits d’été à Brooklyn, j’étais très fière de les écrire. J’avais le sentiment d’avoir enfin écrit un “vrai” roman. Il y a quand même cette idée, chez les libraires et les critiques littéraires, qu’un livre c’est d’abord un roman, un travail romanesque, de l’imagination. Les livres plus intimes seraient quelque chose de plus secondaire. Je me fais toujours avoir par ça. Quand j’écris ces livres plus ambitieux, j’ai enfin le sentiment d’avoir construit quelque chose. Mais je reviens toujours à une interview de Jean Cayrol dans laquelle il dit qu’il y a deux sortes d’écrivains. Les écrivains qui font un travail romanesque admirable, difficile, qui construisent des personnages et une situation et que l’on admire. Et puis il y a des écrivains qui font un travail beaucoup plus intime, ce qu’on appelle aujourd’hui “l’autofiction”. Ce sont souvent des auteurs qui ne sont pas moqués mais qu’on néglige un peu. Mais Jean Cayrol a cette phrase, et à chaque fois il faut que je m’en rappelle: “Ce sont eux qui font une oeuvre”. Mais j’ai toujours la tentation de faire ces romans car je suis une lectrice de romans et que j’ai envie de montrer que moi aussi je suis capable d’inventer et d’imaginer une situation et des personnages. C’est aussi très agréable d’imaginer et de mentir. Mais pour que ce soit juste, c’est effectivement plus difficile. Peut-être que j’y arrive moins bien, mais c’est aux lecteurs de le dire. 

Q : Dans votre dernier livre, Deux petites bourgeoises, il y a une parenthèse quasi sociologique avec le personnage de l’enquêtrice qui va étudier ces deux types de bourgeoisie, de gauche et de droite,  que représentent respectivement Esther et Héloïse. Mais le reste du livre ne se place pas du côté de l’essai mais plutôt dans la collection de souvenirs, d’anecdotes et de détails. Est-ce que c’était important de se débarrasser d’un certain didactisme pour s’inscrire dans la catégorie du “roman de la mémoire” ? 

R : J’aime les livres qui sont justes, précis et détaillés sur le milieu social, la façon dont les gens s’habillent, ce qu’ils mangent. Ce sont souvent des sujets un peu négligés. En littérature, il y a peu de personnages bourgeois, et encore moins de bourgeoises, qui sont enviables, admirables. En général, on se moque d’eux, on les méprise. Pourtant les écrivains sont des bourgeois, mais il y a peut-être une honte d’être un bourgeois. Je viens d’une bourgeoisie du 6ème arrondissement, intellectuelle avec une transmission de biens matériels et immatériels. Je voulais absolument raconter ce que c’était et ancrer le livre dans cette réalité. 

Q : Esther, votre double littéraire, et Héloïse assument une part de futilité : elles ne sont pas engagées dans des combats politiques mais recherchent “l’amour des garçons”. On retrouve dans d’autres de vos livres ce sentiment de culpabilité de se réfugier dans le futile, le superficiel, notamment dans La réparation en 2012. Dans ce livre, vous vous interrogiez sur votre légitimité à écrire sur la Shoah, comme si c’était une manière pour vous de jouer à l’écrivain sérieux alors que vous assumez un hédonisme insouciant et bourgeois. Avez-vous réussi à vous déprendre de ce sentiment d’imposture littéraire ? 

R : C’est un long travail de se déprendre de la culpabilité. J’assume aujourd’hui que je suis un mélange de plein de choses, comme toute personne. On peut toujours vous assigner à une identité, à une classe, à un endroit : tu es futile, tu es comme ça, tu es sérieuse. La futile peut parfois me sauver et m’aider. Si l’on était que futile ou sérieux, ce serait triste. Je voulais souligner ça dans le livre, notamment le soin apporté aux vêtements. Je crois que tout est sujet à la littérature. Il n’y a rien de minuscule. 

Q : A propos de la famille d’Esther, qui appartient à une bourgeoisie plutôt de gauche, vous écrivez : “Être bourgeois, c’est être conformiste : ils ne sont pas comme ça”. Quand avez- vous compris que vous étiez bourgeoise ? 

R : Quand on est enfants, on pense qu’on est “normal” : il y a toujours plus bourgeois que soi. Très récemment, j’étais interviewée chez moi par une journaliste qui me dit “vous êtes une bourgeoise”. Je lui dis “mais non !”. Mais bien sûr que oui : j’habite à Paris, dans le 6ème arrondissement, dans un appartement dont je suis propriétaire. Je suis une bourgeoise. C’est quelque chose d’assez honteux. J’aime écrire sur là où je vais être mal vue. C’est peut-être une forme de masochisme. Mais même quand j’écris dans Nuits d’été à Brooklyn sur des jeunes noirs qui crient “à mort les juifs”, on a pas envie d’entendre cette histoire. Écrire sur la bourgeoisie, on n’en a pas envie non plus. Ce sont des sujets méprisés ou négligés. Il y a toujours un risque d’être mal lu ou mal compris. Par exemple, pour Deux petites bourgeoises, certains libraires se sont dit “ah Colombe, elle connaît le sujet”. Et ce n’était pas un compliment. Mais j’assume qui je suis. J’écris aussi pour ça : pour comprendre ma place, qui je suis, et le faire avec le plus de sincérité possible. 

Q : Dans une interview accordée aux “Inrockuptibles” fin mai, l’écrivain Edouard Louis a ces mots : “Un des grands principes conservateurs de la littérature pour moi, c’est l’idée d’implicite, l’art de ne pas dire les choses (…) Je pense que combattre l’aspect bourgeois de la littérature, c’est combattre l’idée d’implicite”. Cette citation résonne-t-elle avec votre dernier livre qui met en lumière de façon directe l’hypocrisie d’une certaine bourgeoisie de gauche  (on vote Mitterrand mais on ouvre quand même un compte en Suisse) ? Esther et Héloïse sont attachantes mais aussi agaçantes dans leur déconnexion et même leur mépris de classe : vous n’esquivez pas cette facette peu reluisante….

R : J’ai beaucoup aimé le dernier livre d’Edouard Louis sur sa mère, Combats et métamorphoses d’une femme. Ils vont ensemble prendre un verre dans un grand hôtel et il cite Roland Barthes sur les coutumes de la vie bourgeoise. Edouard Louis dit que la bourgeoisie c’est le conformisme. Je ne suis pas d’accord. Bourgeois ou non, les êtres humains sont plus complexes, on ne peut pas les réduire à une phrase aussi simple, la bourgeoisie c’est le conformisme, même si être bourgeois, c’est avoir intérêt à un certain statu quo. Je suis en train de lire son dernier livre qui est passionnant, Changer méthode, où il raconte comment il est devenu un bourgeois, comment il a changé de corps, d’accent, comment il s’est mis à lire. Il est devenu un bourgeois. C’est un livre qui s’inscrit à rebours de mon parcours. J’ai le même âge que sa mère qui n’a pas pu faire d’études. Il raconte l’effort pour se modeler, lire des centaines de livres. C’est un effort surhumain pour arriver jusqu’à la bourgeoisie. Je ne suis pas d’accord avec lui sur sa façon d’assigner les bourgeois mais les contradictions dans son travail m’intéressent. 

On a très peu accès à d’autres classes sociales. Il y a les gens qui travaillent pour vous : la femme de ménage, la nounou, les commerçants du quartier. Les nounous peuvent nouer des relations extrêmement intimes, mais aussi un lien d’argent, avec d’autres classes sociales. Ce sont des relations assez étranges entre des bourgeois et des gens qui ne le sont pas. C’est ce que j’avais essayé d’écrire dans Soeurs de miséricorde mais je pense que ce n’était pas abouti. 

Il y a une ignorance de part et d’autre : une ignorance des autres classes sociales pour les bourgeois et un certain rejet, mais il y a une ignorance du côté des bourgeois. C’est très difficile de sortir de sa classe sociale. Je suis une grande nageuse et avec ma soeur on fait toutes les piscines de Paris. Et je vois que les piscines sont des lieux de mixité sociale. Mais dès qu’on sort et qu’on va dans les cafés, les gens sont séparés. 

Q : En plus du déterminisme de classe, vous insistez beaucoup dans votre livre sur le déterminisme de genre. Héloïse et Esther sont ambitieuses, diplômées mais elles sont victimes du “mariage bourgeois”. Vous écrivez qu’elles sont “essorées par leur genre”. Est-il impossible d’échapper à son genre malgré l’avantage de sa classe sociale ? 

R : Finalement, elles sont militantes. À mon avis, c’est un livre féministe, un livre militant mais qui ne le dit pas. J’ai été élevée à l’égale de mon frère, on me disait que je pouvais faire les mêmes études que les garçons de ma classe. J’ai cru que j’étais l’égale des garçons de mon âge. J’ai eu un premier accident avec l’avortement et j’étais furieuse contre mon corps qui me trahissait. Les études se sont bien passées mais c’est quand j’ai commencé à travailler dans le journalisme que je me suis heurtée au sexisme : j’étais moins bien payée que les garçons de mon âge qui ont fait les mêmes études. Un de mes supérieurs m’a clairement dit “on ne te paye pas pour penser”. Et puis il y a eu la maternité, le couple. Je suis devenue cette personne qui passait ses journées à faire des machines, responsable de l’éducation des enfants… J’étais essorée par mon genre. Comme j’étais une bourgeoise, je pensais que j’allais échapper à ça. On n’échappe à son genre. On pense qu’une bourgeoise va être aidée, qu’avec une femme de ménage et une nounou ce sera plus facile. Mais quand vous êtes une femme cadre et que vous rentrez chez vous à 19h30 et que vous êtes partie le matin à 8 heures, il y a une seconde journée de travail qui commence. Il faut assumer cette charge mentale. 

Q : Votre livre déploie aussi une réflexion sur la mort, sans cesse mise à distance (on parle de “l’événement”). Mais contrairement au témoignage de Fritz Zorn dans Mars qui évoquait son éducation bourgeoise étouffante et son cancer foudroyant avec un pessimisme teinté de nihilisme, Héloïse va tenter de vivre jusqu’au bout. Dans le livre, Héloïse et Esther vont voir une pièce de Tchekhov,  dramaturge connu pour sa citation “il faut enterrer les morts et réparer les vivants”. Cette citation peut-elle résumer votre projet littéraire ? 

R : Oui, cette citation est importante il y a cette conversation sur la mort qui est si difficile à avoir. J’ai rendu visite à Emmanuelle Bernheim, une écrivaine que j’admirais beaucoup, quelques jours avant sa mort. Cette visite a bouleversé ma vision de la mort. Elle me disait que la mort n’est pas épouvantable : il faut enterrer les morts et réparer les vivants. 

Q : Vous présentez Deux petites bourgeoises comme “un roman sur l’amitié qu’on mésestime”. L’amitié occupe-t-elle une place plus importante que l’amour ? 

R : J’ai mieux réussi ma vie amicale que ma vie amoureuse. Dans le lien amoureux, présenté comme l’objectif numéro un, il y a quand même beaucoup de contraintes sociales. La société a des intérêts dans le couple : il faut être ensemble, déménager, avoir des enfants, dîner avec les beaux-parents. Dans le lien amical, il n’y a pas d’obligations. Il y a des amis que je ne vois pas pendant six mois, un an, deux ans et on se retrouve. C’est pas grave si on ne s’appelle pas. C’est un lien qui est beaucoup plus libre et qui me correspond mieux. Je n’ai pas renoncé au couple et à l’amour mais c’est un lien qui est plus évident pour moi. 

Q : “Sciences Po” ne constitue pas un rêve inatteignable pour Esther et Héloïse mais plutôt une suite logique après le Bac. Alors qu’elle est persuadée de décrocher Sciences Po, Esther ne trouve pas son nom dans la liste des admis. Après un premier échec, vous êtes entrée à Sciences Po après des études de droit.  Pouvez-vous nous raconter vos années Sciences Po ? 

R : Au moment des résultats de “Sciences Po”, je ne voyais pas mon nom et j’ai demandé à l’appariteur s’il n’y avait pas une autre liste avec d’autres noms (rires). Je n’ai pas réussi Sciences Po tout de suite. J’ai d’abord fait du droit et je suis arrivée en deuxième année. J’ai beaucoup aimé Sciences Po. Il y a des cours dont je me souviens encore : un cours d’historiographie de la révolution française de Jean-Pierre Azéma, le cours d’économie de Jacques Généreux… J’avais fait mon travail de fin d’année sur le communisme municipal, un sujet qui m’avait passionné. Je me souviens que dans mon dossier un professeur m’avait mis une très mauvaise note en sondages. Il avait écrit comme appréciation “Élève très mauvaise. Il serait bien que mademoiselle Schneck arrête ce comportement aristocratique, ne s’intéressant et n’apprenne que ce qui l’intéresse”. 

 J’ai donc de très bons souvenirs mais c’était particulier parce que mon père était en train de mourir. Tous les jours, j’allais à Sciences Po et j’allais voir mon père à l’hôpital. J’étais dans une autre réalité qui est celle de la mort. Je n’avais pas vraiment de liens avec les étudiants. J’ai beaucoup aimé les cours mais j’étais coupée de la vie normale des étudiants. Je ne pouvais pas dire autour d’un café avec des camarades et des copains “mon père est en train de mourir”. 

Q : Quel est votre dernier coup de cœur littéraire ? 

R : J’ai beaucoup aimé le dernier livre de Maryam Madjidi, Pour que je m’aime encore, qui sort à la rentrée de septembre. Élevée à Drancy dans une famille d’immigrés Iraniens, elle arrive à Paris à Fénelon en hypokhâgne. Elle découvre un autre monde dont elle est éjectée. Le regard qu’elle a sur moi, ces élèves qui vivent dans de grands appartements et qui ne connaissent rien,  elle le décrit très bien. 

Propos recueillis par Ismaël El Bou – Cottereau

Crédit photo : ©Photo Francesca Montovani.