La mascarade des cours de langues

Jusqu’à l’âge de 7 ans, Montaigne a vécu chez une nourrice. Sur les instructions du père de Montaigne, celle-ci ne lui parlait que latin. Un des plus grands écrivains de la langue française, un des penseurs les plus « tournés vers l’international », a su parler le latin avant le français, qu’il a appris par la suite. Comme on le dirait aujourd’hui, il était bilingue.

Le science piste en VO

Tout sciencespiste rêve, lui aussi, de devenir le plus grand écrivain de la langue française. Tout sciencespiste est, lui aussi, « tourné vers l’international », comme il a eu l’occasion de le marteler lors de son oral d’admission. Là où s’arrête la comparaison, c’est que tout sciencespiste ne sera pas bilingue.
Ce n’est pourtant pas faute de bonne volonté. L’étudiant de Sciences po est connu pour fréquenter de nombreuses associations de promotion de pays étrangers -Strada, Vasistas et autres. Il a naturellement effectué de nombreux séjours à l’étranger, notamment dans des villes comme Barcelone où il a aperçu au moins un autochtone durant ses deux semaines de vacances. Il pousse même le perfectionnisme jusqu’à se cultiver en langue étrangère, dissertant sur « How I met your mother », philosophant sur « Rammstein », agressant tout individu qui viendrait à prononcer devant lui les deux lettres de « VF ».
Et pourtant, en arrivant dans son école « à vocation internationale », quelle déception ! Les critiques sont nombreuses sur la manière d’enseigner les langues au lycée, le caractère très « scolaire » de l’apprentissage. On déplore toujours le faible niveau en langues étrangères des lycéens français. Mais le sciencespiste est forcé de constater que les cours de langues dans « son » école ne sont pas mieux considérés dans les faits.

Less is more ?

Premier étonnement : seules deux heures par semaine sont réservées à chacune des langues. Deux heures par semaine, soit 24h par « semestre » et par langue, c’est-à-dire une journée non-stop à baigner dans la langue, dans le meilleur des cas. C’est moins qu’au lycée : les terminales ont 4h30 de langue minimum. C’est moins que dans la majorité des prépas : les ECE ont 3h par langue, les « hypokhâgne » 4h et 2h, etc… Et encore le bain est-il rare: 2h par semaine, et deux heures consécutives. C’est-à-dire seulement une occasion dans la semaine de replacer le vocabulaire appris consciencieusement pendant le week-end. Ou pour le dire autrement, 6 jours pour oublier méthodiquement toute musique de la langue. Sans doute préfère-t-on éviter au sciencespiste la trop longue exposition aux sonorités étrangères/agressives/barbares (rayez la mention inutile).

J’ai cité plus haut trois langues, mais ne vous y trompez pas: toi, sciencespiste, tu ne prendras pas plus de deux langues – si tu es chanceux. Toi, sciencespiste, si tu loupes tes inscriptions pédagogiques et ne peux obtenir ton cours de Tchèque LV2, tu pourras prendre un cours d’e-learning d’anglais – ô Joie. Car bien sûr, il y a moins de places en LV2 que de candidats, cela va de soi.
E-learning ? Oui, ces 300 exercices d’anglais qui semblent valoir un cours présentiel, puisqu’on leur attribue le même nombre de crédits. Après une enquête approfondie dans les bas-fonds dangereux de l’IEP, il s’avère que ces exercices sont utilisés par la plupart des étudiants pour gagner des crédits à moindre coût, puisque les corrigés sont fournis – attention, LaPéniche ne cautionne pas ces pratiques. Et même dans le cas où ils sont faits sérieusement, peut-on vraiment penser qu’ils puissent servir à autre chose qu’à bachotter l’IELTS (un examen qui mesure le niveau d’anglais, et qui est indispensable dans de nombreux cas pour la 3ème année à l’étranger) 15 jours avant l’examen ? Plutôt que de pouvoir prendre des heures de cours présentiel supplémentaires, soient-elles optionnelles, le sciencespiste peut faire des exercices écrits, pour travailler la grammaire ou le vocabulaire : maigre consolation quand il sera en face d’un « vrai » Anglais, Allemand, Portuguais, Japonais ou Kazhak, et ce, sans corrigé.

More is… too much ?

En revanche, pour optimiser les maigres heures de cours, les contraintes d’évaluation pour les LV2 sont démentielles. Les professeurs sont tenus d’évaluer 4 grands domaines traditionnels : expression écrite, expression orale, compréhension écrite, compréhension orale. Comme on ne saurait juger de la compétence d’un étudiant sur une seule évaluation, ce sont donc au moins deux évaluations par domaine, soit 8 évaluations dans le semestre que les professeurs devraient organiser. Si l’on compte 1h par évaluation, on obtient 1/3 du temps consacré aux contrôles, réduisant encore le temps de cours proprement dit. De plus, on arrive parfois à des situations paradoxales dans lesquelles la LV2 demande un travail très conséquent, pour ne pas dire exagéré, quand la LV1 est un long fleuve tranquille. Car les cours d’anglais, eux, ne sont pas notés. Ce qui a pour effet direct de démotiver les élèves (et les profs ?), qui, s’ils ne sont pas stimulés par la possibilité d’une note ont tendance, disons, à se laisser aller – nous sommes en France. Ou, par exemple, à sous-évaluer leur niveau avec l’auto-évaluation en langues pour rester dans un niveau « tranquille » ou ils peuvent paisiblement préparer leurs exposés.

Cette situation est d’autant plus regrettable que les langues à Sciences Po ont des atouts certains. Les profs de langues sont presque tous des « native speaker », avec lesquels il est dommage d’interagir si peu de temps. La perspective de la troisième année à l’étranger pourrait motiver l’apprentissage, plutôt que d’être seulement une quête du Graal, un « 7 » à l’IELTS, faute de temps pour se concacrer à autre chose. Le contact avec des étrangers en deuxième année, les cours en Anglais, voire les « labos de langue » sont de bonnes occasions de pratiquer la langue. Mais trop d’élèves de deuxième année hantent les cours d’anglais de niveau 3 (soit le niveau B2 tel que défini par le cadre européen commun de référence pour les langues), soit que leur niveau soit trop faible pour progresser ce qui est inquiétant quand à la teneur même des cours, soit que le système d’auto-évaluation les incite à rester « tranquilles » dans des cours qu’ils maîtrisent… Ceci alors que l’objectif de fin de lycée est que tous les élèves aient atteint le niveau B2 en LV1.

L’oral de langue est devenu obligatoire au concours d’entrée, et le niveau exigé est relativement élevé. Sciences Po souffrirait-il du « syndrome grandes écoles », où une fois rentrés, les étudiants n’ont, disons-le élégamment, pas grand chose à faire ? Il se murmure dans les couloirs que l’IEP chercherait à délocaliser toute sa première année en province, à Reims par exemple, campus tourné vers l’anglais, pour libérer de la place à Paris. En attendant néanmoins, il serait agréable de voir accordée aux langues la place qu’elles méritent dans le campus de Paris.

NB: les tentatives de contact de l’administration au sujet des cours de langue sont restées sans réponse.

7 Comments

  • A.

    Le problème est surtout que Sciences Po ne valorise même pas les étudiants qui veulent progresser en langues et ce en raison d’une rigidité administrative folle de la part de ce cher département des langues.
    Et le fait que les langues soient totalement bradées de cette manière, spécialement l’anglais, fait des langues une sorte de « matière de 3e catégorie », alors qu’en soit, lorsque Sciences Po veut des étudiants « facilement insérés sur le marché du travail », faire aussi peu d’efforts sur les cours de langues, c’est leur tirer une balle dans le pied plus qu’autre chose.

  • Pas compliqué

    En même temps, si on apprenait une langue étrangère dans une salle de classe, ça se saurait, et c’est pas 2heures de plus qui vont changer la donne. Adressez la parole aux étudiants internationaux plutôt, au lieu de débattre au sujet du vainqueur du prochain crit, ça améliorera votre anglais, et peut être même votre ouverture d’esprit.

    • Impossible

      Pas compliqué ?

      Si tu veux commencer une langue que tu ne connais pas, discuter avec des internationaux est difficile.

      Y a pas que l’anglais dans cette école. C’est bien l’un des rares établissements où l’on peut commencer le tchèque, le russe, l’hindi, l’arabe, le polonais et j’en passe à 18 ans. C’est con de proposer ce choix et de le gâcher ensuite.

  • C-Hsn

    Article simple et bien écrit, mais honnêtement, on a ces discussions depuis notre entrée à sciences po. Perso, rien de nouveau dans tout ce que vous écrivez. Et par ailleurs, trop de guillemets!! Assumez vos propos! Que je sache « tourné vers l’international », « scolaire », « vrai » anglais et j’en passe ne méritent pas de guillemets.. Si vous n’assumez pas leur emploi, trouvez d’autres termes 🙂

  • Fred, 2A

    Vous avez raison de pointer ce problème. Mais il y a des choses non abordées :
    – C’est, à ce que j’ai constaté, à partir du niveau 3 que le nombre d’heure est réduit à deux. Avant, niveau 0, 1 et 2, les élèves ont trois heures.
    – Il y a clairement une distorsion dans l’échelle des niveaux de langue. Je m’explique, un niveau 3 d’arabe ou de tchèque ne correspond pas à un niveau 3 d’anglais, ce qui rend cette échelle inopérante. D’où, la stupidité du passage à 2h alors que les bases sont fragiles et malmenées par le problème ci-dessous.
    – L’absence TOTALE de coordination entre professeurs de langue en anglais notamment et, pour ce que je connais, en arabe. Que ce soit sur la méthode pédagogique, le manuel (parfois il n’y a pas de manuel), même sur le comportement en cours et l’assiduité des professeurs.
    – L’absence totale de projet d’établissement quant aux langues vivantes et anciennes.

    Ce qui est vraiment dommage, c’est qu’il y a un potentiel fou chez les élèves; On a tous envie d’apprendre plus en anglais et parfois dans des langues moins répandues dans l’enseignement français. Mon expérience en arabe a frisé la schizophrénie car j’ai changé quatre fois de professeurs, avec des fortunes diverses.
    Après, je suis d’accord avec l’auteur, quand on voit l’exigence au concours, on a juste envie de rigoler bien fort.

  • Visiteuse

    Je me permets une rectification : les hypokhâgneux ont 4h pour chaque langue vivante (2 obligatoires en première année), et 4h pour chaque langue ancienne. Ce qui fait 12h hebdomadaires minimum, et jusqu’à 16h pour un HK qui a choisi une spé « lettres classiques ».