Revue Ciné : Semaine n°9
Cette semaine, nos rédacteurs (rédactrices même, pour le coup) se penchent sur le troublant dernier film d’un réalisateur palmé et le remake de Brian De Palma du Passion d’Alain Corneau.
Dansant près de la rivière
La poussière du temps, Théo Angelopoulos
A Rome, un réalisateur américain retourne à Cinecitta pour finir le tournage d’un film, stoppé jusque là. Mais pas n’importe quel film : le film de sa vie, retraçant son existence et l’exil de sa mère à travers l’Europe et l’Amérique du Nord. En reprenant le tournage, il revit le périple de sa mère, Eleni, et tout ce qu’il n’a jamais vu : à travers le voyage d’une femme qui n’a cessé de vivre pour l’amour, il se retrouve embarqué dans la grande Histoire.
Steppes sibériennes en 1956, exil vers les Etats Unis en 1974… Alors même qu’il s’apprête à voir le XXe siècle s’étendre, il se retrouve rattrapé par son Histoire, et par la Poussière du temps qui vient troubler sa mémoire.
Cinq ans, c’est ce qu’il a fallu à Théo Angelopoulos pour que son film soit distribué en France – de manière posthume. Il était Temps. Maître du cinéma de la mémoire, il est malheureusement bien trop souvent oublié malgré sa Palme d’Or de 1998 (Eternité et un jour). La poussière du temps, second volet d’une « trilogie qui a pour ambition de raconter le siècle dernier, par le biais de trois histoires qui couvrent trois moments d’un grand amour » mais qui n’a pu être achevée, bouleverse. Les personnages ont cette juste proportion de flou et de caractère pour que l’on s’y attache, s’y identifie, tout en nous laissant une distance de recul.
De même pour le scénario. En jouant avec les scènes de « fiction » et de « réalité », aveca confusion des époques, des lieux, des circonstances… Angelopoulos joue au final beaucoup plus avec notre mémoire qu’avec celle de ce réalisateur – en fait spectateur premier de cette valse à trois temps. Face à cette articulation entre la petite et la grande Histoire sans tomber dans le style didactique ou « historique », on en vient à réfléchir avec les personnages sur la fameuse de thèse de la fin de l’Histoire : est-ce que la fin d’un conflit, d’une séparation signifie la fin de notre histoire, la fin d’une ère ? On peut y lire un semblant de réponse dans le personnage principal d’Eleni, symbole même de l’amour absolu.
Mais on en sort surtout recouvert de cette Poussière du Temps, qui se dépose insidieusement au fur et à mesure et vient chatouiller notre mémoire. De quoi se souvient-on, après tout ce temps, tous ces lieux ? Merci Mr. Angelopoulos, et bravo. Avec vous, nous aurons dansé près de la rivière.
Palmyre Bétrémieux
Domination en open space
Passion, de Brian de Palma
C’est l’histoire d’une brune et d’une blonde, ambitieuses, vénéneuses, extrêmement talentueuses, deux jeunes cadres à des postes importants dans une multinationale. Isabella, rigoureuse et secrète est fascinée par sa supérieure, charmante et magnétique, en pantalons larges et hauts talons. Les deux femmes, hitchcockiennes, se plaisent parce qu’elles se ressemblent. En une heure quarante elles se séduisent, se manipulent et se déchirent tout à la fois avec le plus grand raffinement et la plus grande cruauté.
« There’s no backstabbing Christine it’s just business »
Les intérieurs, mélanges de rococo, de kitsch et de dépouillé, franchement laids et absolument impersonnels, soulignent l’inintérêt de la vie privée des protagonistes. Leur énergie toute entière est consacrée à la poursuite d’un avancement, synonyme de réussite, d’un pion damé à quelqu’un d’autre, la dernière source de jouissance. Les bureaux, blancs, transparents, fonctionnels sont filmés de façon un peu datée (zooms, fondus), mais la photographie de la deuxième partie du film est superbe, bleu sombre, avec des plans de travers, très léchée, façon papier glacé. Et parce que De Palma se fait plaisir il y a même un split screen cynique qui mêle l’intrigue à un ballet (L’Après-midi d’un faune).
Dans un monde hyperconcurrentiel où le profit personnel est maximisé pour augmenter son propre pouvoir, son emprise, la grande peur collective est l’ »executive meltdown », la perte de la face devant les collègues. De Palma joue sur l’intime, et les incursions dans la vie privée (ou ce qu’il en reste) sont cruelles. Pour éviter le dévoilement, et donc l’humiliation, Christine et Isabelle maintiennent un contrôle permanent. Et durant tout le film le spectateur est réduit à essayer de devancer la mécanique implacable mise en place par le réalisateur, se demandant qui se fait berner, qui a un temps d’avance, ce qui est vrai, alors que le scénario se déroule, glaçant, remarquable.
Passion est une variation moderne sur la domination, le rapport supérieur/subordonné avec tout ce que cela comporte d’évidemment ludique et sexuel. La pulsion et la tension sensuelle sont en effet au centre de ce thriller, condensé de rapports de force et de désir confondus dans un monde du travail fantasmé où les conflits sont exacerbés, où l’on baise comme on tue, de façon feutrée et spectaculaire.
Julie Henches