Jean-David Levitte : « Plus le char de l’Europe est lourd, plus le moteur doit être puissant »

Régulièrement surnommé « diplomator », Jean-David Levitte est considéré comme l’un des plus grands diplomates français, ayant marqué l’action extérieure de la France durant les vingt dernières années. Directeur Asie et Directeur des relations culturelles au Ministère des Affaires Etrangères, Conseiller diplomatique de Jacques Chirac, puis Ambassadeur à l’ONU et à Washington, et enfin conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy, il enseigne aujourd’hui en Master à PSIA (Paris School of International Affairs). Retiré de l’action diplomatique depuis la présidentielle, Jean-David Levitte répond aux questions de LaPéniche à propos de sa nouvelle vie, du métier de diplomate, et nous offre son éclairage sur l’avenir de l’Union Européenne.

Propos recueillis par Edwin Galan-Vilar et Boris Julien-Vauzelle

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1ère partie : Le professeur Levitte

LaPéniche : Vous avez mené l’action diplomatique française durant les 20 dernières années, aujourd’hui vous êtes professeur à Sciences Po, quels sont vos sentiments sur ce changement de vie et ce tournant professionnel ?

Jean-David Levitte : D’abord je découvre avec bonheur qu’il y a une vie formidable après la mort administrative ! (rires) Deuxièmement c’est passionnant de réfléchir sur ce qu’on a pu faire durant quarante-deux ans de vie professionnelle et c’est encore plus passionnant d’essayer de le partager avec ceux qui vont prendre la relève et assumer à leur tour, dans les années qui viennent, des responsabilités.

LaPéniche : Que souhaitez-vous transmettre à vos étudiants ?

JDL : Quand Ghassan Salamé m’a proposé de devenir professeur j’ai tout de suite dit oui et j’ai commencé à réfléchir à ce que je pouvais partager. Naturellement mon expérience n’est pas théorique, elle est pratique ; d’où l’idée de me concentrer sur une présentation des grands dossiers internationaux sous l’angle de celui qui a été diplomate, conseiller de trois Présidents de la République, mais aussi Ambassadeur à l’ONU et aux Etats-Unis, de façon à essayer de montrer à travers des exemples aussi concrets que possible quelles sont les recettes du métier de diplomate, comment se prennent des décisions, comment on négocie au Conseil de Sécurité, à Bruxelles ou à Copenhague pour le sommet sur le climat.

LaPéniche : Comment le diplomate français que vous êtes peut-il s’adresser à des étudiants majoritairement internationaux ?

JDL : L’internationalisation est une dimension qui n’existait pas quand j’étais élève de Sciences Po, qui est une dimension très positive. Je pense que les étudiants des trente-six nationalités qui assistaient à mes cours sont heureux de découvrir, à Paris, une réflexion française sur des problèmes qu’eux-mêmes auront à traiter. Ils ne sont pas forcément d’accord avec l’approche que je défends mais c’est pour eux un enrichissement, une ouverture.

LaPéniche : Certains de ces étudiants font preuve d’un engagement politique déjà très fort ; peut-on faire cohabiter l’engagement politique et l’action diplomatique ?

JDL : un engagement personnel dans la vie politique est évidemment non seulement légitime mais également souhaitable. En revanche le jour où l’on devient fonctionnaire au service du gouvernement, on a une obligation de neutralité, de servir la politique définie par les dirigeants.

J’ai fait dans ma carrière beaucoup de cabinets, auprès du Président Giscard d’Estaing, auprès du Président Chirac, auprès du Président Sarkozy, à l’Elysée. Ce sont des tâches qui sont à cheval sur la vie professionnelle et la vie politique dans la mesure ou une politique étrangère est colorée de manière un peu différente selon que la droite ou la gauche est au pouvoir. Il y a 90% de continuité et 10% de coloration politique. J’appartiens à la coloration politique des trois dirigeants mentionnés et j’aurais mal conçu d’être à l’Elysée avec un Président de gauche. La question ne se serait de toute manière pas posée puisqu’on ne me l’aurait pas proposé.

LaPéniche : Dans la négociation diplomatique, est-il bon de rentrer dans la pièce l’esprit vide de toute conviction personnelle ?

JDL : On ne rentre jamais dans la pièce l’esprit vraiment vide. On rentre premièrement avec des instructions aussi précises et détaillées que possible car cela évite les malentendus entre ceux qui négocient à l’autre bout du monde et l’administration centrale. Deuxièmement on rentre après avoir préparé le terrain et essayé d’identifier nos alliés et nos adversaires pour cette négociation.

Quant à nos convictions personnelles, la réponse est clairement non. Elles ne doivent pas peser dans la négociation. Nous devons apporter toutes nos ressources d’intelligence, d’expérience, de séduction, en revanche on doit être parfaitement en ligne avec nos instructions.

LaPéniche : Quels sont les pouvoirs de la diplomatie aujourd’hui et quelles en sont ses limites ?

JDL : Les pouvoirs de la diplomatie sont importants et ont beaucoup évolué. Il fut un temps où les émissaires partaient munis d’une lettre et de quelques mots du roi, de l’empereur ou d’un ministre et ils n’étaient capables de rendre compte qu’une fois leur mission achevée.
Aujourd’hui, on vit avec des fils à la patte. Le diplomate est branché et rend compte de l’avancement des discussions à chaque étape de la négociation, par télégramme ou par téléphone.
On peut donc vérifier à tout moment qu’on est bien en ligne avec la position du gouvernement. Ces changements rendent la négociation plus facile et plus sure pour le négociateur, qui n’est pas livré à lui-même.

LaPéniche : A quand un livre sur vos voyages et votre expérience ?

JDL : J’ai deux livres en commande mais en panne. L’un, sur la politique étrangère des cinq dernières années, pose un problème de déontologie car si on raconte tout on trahit la confiance des interlocuteurs étrangers et on viole la loi française, et si on enlève tout ce qui est confidentiel et secret, le livre perd de son intérêt.
L’autre livre en gestation concerne les trente ans qui viennent. C’est un sujet qui me passionne mais qui demande un énorme travail de réflexion, sur lequel le cours m’aide à progresser car il m’amène à réfléchir à ce que pourraient être les prochaines décennies.

Jean-David Levitte et Nicolas Sarkozy

2ème partie : Visions européennes

LaPéniche : L’importance relative de l’Europe décroit. Quelles sont les stratégies qu’elle doit adopter pour faire face à ce changement ?

JDL : Le phénomène auquel nous sommes confrontés est double : premièrement la montée de nouvelles puissances n’est pas synonyme de déclin des Etats-Unis ou de l’Europe, c’est simplement que l’importance relative change. Deuxièmement, l’Europe est en transition et non en régression. Elle a magnifiquement réussi dans les dernières décennies, elle a résorbé sans difficulté majeure la cassure du mur de Berlin et du rideau de fer, les pays de l’est sont entrés dans l’UE sans difficultés et l’Europe est parvenue à étendre la paix au-delà de ses frontières. C’est également une réussite économique fantastique et nous sommes aujourd’hui confrontés aux difficultés de cette réussite.

C’est difficile et lent, mais on va y arriver. Dans les années à venir, on va voir une Europe différente, plus intégrée au niveau de la zone euro, peut-être à deux vitesses, et l’on sera alors en mesure de jouer tout le rôle qui doit nous revenir sur la scène internationale. Pour l’instant nous sommes essentiellement absorbés par les difficultés que nous avons à régler. Cela n’empêche pas tout pays qui le souhaite de prendre l’initiative, comme la France et le Royaume-Uni dans l’affaire de la Libye.

LaPéniche : Quel avenir pour la diplomatie européenne ?

JDL : C’est une question compliquée. Nous avons créé un instrument, dirigé par Catherine Ashton (ndlr : le SEAE, Service européen pour l’action extérieure), qui est encore en train d’émerger avec la fusion des diplomates venus de la Commission, du Conseil et des Etats membres ; tout ca n’est pas encore intégré. Par ailleurs, il y a des réticences de la part des Etats à céder l’exercice de la politique étrangère, qui est au cœur de la souveraineté étatique. Mais ce n’est qu’une une étape de transition. Nous serons petit-à-petit en mesure d’agir de concert, comme c’est déjà le cas dans le domaine de l’économie, du commerce ou bien encore de la lutte contre le changement climatique où nous avons été exemplaires, même si nous n’avons pas été suivis. Il faut donc que s’élargisse progressivement le spectre des domaines dans lesquels nous pouvons agir de concert.

LaPéniche : Les Etats-Unis se désengagent progressivement de l’Europe, notamment militairement, au profit du sud-est asiatique et du Pacifique. L’Europe s’est elle préparée à ce désengagement ?

JDL : Premièrement, l’affrontement est-ouest étant terminé, il est normal que l’Europe ne soit plus au centre des préoccupations géopolitiques. La question qui s’adresse à l’Europe est cruciale : pouvons-nous, après avoir été consommateurs de sécurité, devenir progressivement pourvoyeur de sécurité et de paix ? Je pense personnellement que cela se fera mais d’abord sous la forme de coalitions de quelques Etats européens, avec le concours des Etats-Unis éventuellement, avant de pouvoir se faire à travers les structures intégrées de l’Europe.

LaPéniche : L’implication des Etats européens est-elle suffisante en termes de défense ?

JDL : Les dépenses cumulées des vingt-sept membres de l’Union Européenne en matière de défense sont de 250 milliards. Par ailleurs, nous avons plus de soldats que les Etats-Unis mais notre capacité de les projeter est très limitée et la baisse des budgets de défense pose la question de savoir si nous avons la volonté d’agir sur le plan militaire. C’est un vrai défi que nous devons relever ensemble, en intégrant mieux nos industries et nos outils de défense, sinon nous serons menacés d’irrelevance stratégique.

LaPéniche : Quel rôle peut jouer la France dans cette stratégie européenne ?

JDL : La France a toujours joué un rôle de proposition en matière d’économie, de politique étrangère ou de défense. La France doit continuer à jouer ce rôle mais le jeu est devenu plus difficile. Le couple franco-allemand est plus que jamais nécessaire car plus le char de l’Europe est lourd plus le moteur doit être puissant. En même temps, nous devons travailler avec les autres pays, petits et grands, et avec les institutions de Bruxelles.

2 Comments

  • Jean BOCUET

    Excellent ! En plus des ouvertures qui vous sont offertes : sa vision est enrichissante et très constructive ! Une expression est à retenir : ….
    Une phrase de St Exupéry revient en mémoire : .
    En matière diplomatique la sémantique restera toujours reine ! Et, c’est pour cela – en dehors de notre période moderne actuelle où règne l’anglais flash – la langue française était jadis la langue diplomatique par l’excellence de ses possibilités empreintes de sa finesse.
    Bravo ! Continuez ! Cordialement à vous messieurs.
    Jean Bocquet. 33120 Arcachon.