Débattre pour mieux combattre
« I disapprove of what you say, but I will defend to the death your right to say it »
The Friends of Voltaire, 1906, S. G. Tallentyre (Beatrice Hall).
C’est cette citation “apocryphe” que l’on attribue à tort à Voltaire qui résonne dans ma tête.
6 octobre 2021.
Un mercredi soir en amphi Boutmy, j’allais voir Jean-Luc Mélenchon. Une de mes premières conférences dans cet amphithéâtre mythique. La salle était pleine, la mécanique rodée. Mon regard balaie la salle. Sur la gauche, le « fact checking » est assuré. Des caméramans, une diversité d’associations, et une salle pleine. Des centaines de spectateurs dont seulement une minorité se rattacheraient à l’orateur. Des étudiants, citoyens, venus écouter, débattre et s’informer.
21h30.
L’amphi se vide. Je ressors de la conférence aussi sceptique quant au candidat que deux heures plus tôt.
Amusée.
C’est ce que j’ai été quand j’ai noté que sur les dizaines de questions posées, une seule avait été le fait d’un fervent militant.
Amusée.
C’est ce que j’ai été quand je me suis rappelé la difficulté qu’avait éprouvée M. Mélenchon face à la question posée par cet étudiant admiratif.
Pourquoi cette digression ?
Parce que j’ai été profondément marquée par les événements du 11 février.
Quand on m’a proposé d’aller assister à la conférence de Jean Messiah, porte-parole du candidat à la présidentielle Éric Zemmour, j’ai hésité. Il me paraissait louche que l’événement soit organisé par l’association d’extrême-droite de Sciences Po. Étant présenté comme un débat sur son thème phare : l’assimilation. J’ai décidé de m’y rendre et m’attendais à ce que d’autres curieux (ou d’autres naïfs devrais-je dire) s’y rendent : comme ce fut le cas pour M. Mélenchon.
14h30, je sors des cours et débarque naïvement rue De La Chaise.
Je tombe alors sur une camarade de classe, les yeux rouges et emplis de larmes, elle venait de se faire gazer. Je lui tends un mouchoir et observe la scène. Des camions de police, des forces de l’ordre avec des boucliers, des étudiants militants, se faisant gazer.
Je m’extrais de la foule pour me rendre à la conférence et alors je doute. De quel côté devrais-je être ? Avec les militants antiracistes, les tolérants, les inclusifs, les modérés, les syndiqués. Mais pour autant, est-ce qu’en allant à la conférence je soutiens Jean Messiah ? Certainement pas. Ma curiosité et mon abjection envers Éric Zemmour me poussent à me rendre à la conférence. Pour me confronter à ses idées, prendre conscience de sa démagogie, écouter pour comprendre et réfuter.
Ce vendredi 11 février m’a profondément choquée. D’une part parce qu’à une dizaine de mètres de leur école des étudiants se sont fait gazer. C’est, pour moi, symbolique. Seulement candidat, et déjà Éric Zemmour attise la haine, il divise, et polarise, radicalise le débat. Ma haine est profonde envers le personnage, je ne saurais rester indifférente à un candidat condamné à plusieurs reprises pour incitation à la haine raciale, pour un candidat antiféministe, raciste, populiste, attisant la haine.
MAIS, et c’est là que réside tout l’enjeu.
On ne peut nier la part de militants pour Reconquête, dans la société civile : près de 14% d’électeurs potentiels ; et à Sciences Po. Ces deux semestres, ce sont deux initiatives étudiantes en soutien à Éric Zemmour qui ont été élues. Il y a des militants Reconquête à SciencesPo, comme il y a des militants animalistes, marxistes, de droite, de gauche, socialistes, écologistes… Ma démarche n’est pas de mettre sur le même plan, de banaliser l’adhésion au parti d’extrême-droite et encore moins de le défendre. Toutefois, on ne peut nier qu’il capte une partie de l’électorat. Empêcher sa venue à Sciences Po, empêcher que des conférences se tiennent n’y changera rien. L’enjeu est donc d’y faire rempart de la façon la plus efficace et la plus pacifiée possible. Selon moi, il est question de pluralisme. Bien qu’il serait préférable que ce type de personnage ne trouve aucun soutien dans notre école, nous ne pouvons pas museler le débat. Nous ne pouvons pas interdire à de jeunes étudiants d’exprimer leurs idées, aussi extrêmes, virulentes voire dangereuses qu’elles puissent être, tant qu’elles s’inscrivent dans un cadre acceptable.
Reconnaître et tolérer n’est pas soutenir ou adhérer. Là est tout l’enjeu. Pour combattre Éric Zemmour, il ne faut pas le nier.
« Pas de fachos à SciencesPo » : j’ai été amusée de voir ce tag dans les sanitaires du 27 rue Saint-Guillaume. J’ai alors pensé au « No pasaran » des militants antifranquistes. Mais ici, ils sont déjà passés. Cessons d’être hypocrites et idéalistes. Ne pas inviter Éric Zemmour à Sciences Po n’empêche pas ses sbires d’infiltrer l’école. Et refuser de l’inviter c’est alors envoyer implicitement un double message.
D’une part, cela signifie que tous les candidats invités seraient « validés » par Sciences Po, donc implicitement que l’école est partisane. Puisque certains candidats ont leur place et non d’autres, l’école prend position et s’affilie à certains candidats ou idéologies : ceci n’est pas envisageable, aucunement souhaitable. En refusant d’inviter Zemmour, l’école tranche de manière subjective sur les idéologies reconnues comme acceptables au sein de celle-ci. Les associations se voulant « apartisanes » invitent « tous les candidats à la présidentielle » mais excluent les candidats d’extrême-droite. Elles ne devraient nullement censurer une partie du spectre politique. En France, il est permis à un représentant d’avoir été condamné pour « provocation à la haine et à la violence » et « injures publiques envers un groupe de personnes en raison de leur origine ». Éric Zemmour fait partie des candidats à la fonction présidentielle.
Dès lors, Sciences Po ne devrait pas émettre de particularisme dans sa considération envers les tendances politiques. Il y a évidemment une tendance majoritaire au sein du corps étudiant voire professoral. Toutefois, si l’école ou les associations se disant « apartisanes » s’appuient sur ce consensus pour traiter de façon différenciée les autres idéologies, nous ne sommes pas à l’abri que dans quelques années la tendance se soit inversée. Imaginons que dans quelques années la tendance se soit inversée, que la majorité soit ralliée au parti Reconquête, que tous les sciences pistes soient d’extrême-droite, xénophobes, mysogines, ultranationalistes… et qu’à Sciences Po il devienne impensable de convier un candidat de gauche. Il en va de la survie du débat démocratique. Nous ne pouvons pas nous permettre de tolérer d’avantage, d’être plus clément avec certaines tendances. Dans la mesure où elles respectent le cadre démocratique, elles devraient toutes être traitées de façon objective et neutre, afin que dans notre école le pluralisme, et le débat pacifié s’impose, et triomphe.
Pourquoi inviter Éric Zemmour à Sciences Po ?
Parce que nous avons déjà vu que le refuser n’empêche pas l’association Reconquête d’exister, les partisans de militer, et des événements de s’organiser. Je suis contre Éric Zemmour et c’est pour cela que je souhaite qu’il vienne à SciencesPo débattre, et se confronter à ses détracteurs. Refuser sa venue ne fait que nourrir leur campagne reposant notamment sur la victimisation, la désignation des médias partisans, qui leur sont hostiles. Refusons-nous à cela, luttons de manière frontale et loyale.
Invitons Éric Zemmour en Boutmy, vérifions toutes ses informations, car ce-dernier a le don de manipuler les sondages, de sortir les chiffres de leurs contextes, d’extrapoler voire de déformer. Préparons sa venue, faisons rempart à la haine, à la démagogie, et ce, proprement. Nous ne sommes pas ces français qu’il prétend déboussolés, et adhérant à ses idées.