La Paix, Avec ou Sans Poutine ?
Une réflexion sur la question clé à laquelle aucun de nos leaders n’a le courage de répondre et qui, pourtant, semble être la seule voie possible pour obtenir la paix.
Risque d’attaque nucléaire, discussions sur l’envoi d’armes aux Ukrainiens, sanctions massives telles que l’expulsion des banques russes du SWIFT et donc l’impossibilité pour celles-ci d’effectuer des transactions internationales, arrestation de plus de 7000 manifestants pacifistes en Russie, dont Yelena Osipova, rescapée de la Seconde Guerre mondiale, résistance à Kiev, « Give Peace a Chance » de John Lennon sur 150 radios européennes, ouverture d’un corridor humanitaire convenu entre l’Ukraine et la Russie, attaques militaires contre des civils, plus d’un million de réfugiés…
Les nouvelles concernant l’invasion illégale et illégitime de l’Ukraine par la Russie se succèdent et les événements actuels nous font tourner la tête dans une réminiscence des guerres passées, provoquant ainsi une grande confusion face à ce qui devrait être la question fondamentale : comment parvenir à la paix ?
Pour répondre à cette question prioritaire, il faut d’abord exclure des scénarios pas si improbables : que l’Ukraine soit totalement envahie par la Russie, ou qu’un gouvernement fantoche soit imposé, ou que l’Ukraine soit divisée, voire atomisée, scénarios qui conduiront très certainement à une guérilla prolongée et rendront la paix impossible à court ou moyen terme. Une fois cette hypothèse écartée, nous devons répondre à la question « quel type de paix est le plus probable ? » : la paix avec Poutine, ou la paix sans Poutine ? Évidemment, le scénario le plus souhaitable serait que Poutine et le Kremlin disparaissent, c’est-à-dire que son régime autoritaire s’effondre afin qu’il ne puisse plus mettre la planète en danger. Mais la géopolitique et la diplomatie, comme la politique, sont fondées sur le possible plutôt que sur le souhaitable.
Une paix sans Poutine supposerait que les sanctions économiques massives imposées prendraient effet et provoqueraient l’effondrement du régime poutiniste de l’intérieur. La guerre cesserait en raison du vide de pouvoir laissé par le Kremlin dans cette circonstance hypothétique (ce que Poutine s’était promis, soit dit en passant, d’éviter à tout prix). Pour que ce scénario se réalise, les États condamnant l’invasion auraient déjà pris les mesures nécessaires, car les sanctions adoptées sont historiques et sans précédent. On ne peut donc qu’espérer que l’économie russe continue à se détériorer jusqu’à un point de non-retour pour le Kremlin. Mais ce scénario est-il vraiment si probable, d’autant que le partenaire chinois est prêt à sauver le commerce russe ? Dans ses dernières heures, Poutine n’oserait-il pas mettre à exécution sa menace d’une frappe nucléaire, même si son peuple souhaitait massivement son départ du pouvoir ?
La seule option qui reste, après celles déjà évoquées, pour obtenir la paix dans les plus brefs délais et avec le moins de morts, serait d’assumer que la paix n’est possible qu’en négociant avec Poutine. Mais cette option part du principe que Poutine, ou le Kremlin, a un objectif clair en tête. Si Poutine est fou ou agit de manière irrationnelle depuis le début, comme on l’a tant entendu récemment, alors un accord de paix ne semble pas possible. Comment négocier la paix avec un fou ? Si nous supposons au contraire que Poutine avait un objectif en tête, et que son attitude irrationnelle est peut-être née de la prise de conscience de l’échec de l’invasion, et que son irrationalité est donc limitée puisque circonscrite au fait de supporter le coût de l’erreur, alors il est possible de négocier une paix gagnant-gagnant dans laquelle l’Ukraine et Poutine atteignent tous deux leurs objectifs, même si ce n’est que partiellement, s’ils ne sont pas totalement incompatibles.
Les objectifs du Kremlin que nous connaissions jusqu’à présent, et qui n’ont malheureusement pas été relayés par les médias, sont contenus dans le document d’accord proposé aux États-Unis en décembre 2021 par la Fédération de Russie. Ce document, qui n’est plus accessible sur le site web du gouvernement russe, propose que les alliances militaires respectent les principes de la Charte des Nations unies (une référence claire au bombardements illégaux de la Yougoslavie par l’OTAN en 1999), que les armes nucléaires ne soient pas déployées au-delà des frontières (comme c’est le cas pour les États-Unis), qu’aucune batterie de missiles ne soit installée dans les pays limitrophes de la Russie, que l’OTAN ne s’étende pas à l’Est (notamment en Ukraine et en Géorgie), qu’un dialogue de sécurité Est-Ouest soit ouvert et qu’il y ait un retour à l’accord de désarmement nucléaire FNI que les États-Unis ont unilatéralement abandonné en 2019. Par la suite, Poutine a souhaité que l’OTAN revienne aux frontières de 1997. Il a ensuite parlé de « dénazification » de l’Ukraine, un mensonge grotesque. Les derniers objectifs exprimés publiquement par la Kremlin seraient la reconnaissance de l’annexion russe de la Crimée, la reconnaissance de l’indépendance des républiques du Donbass et le refus de l’Ukraine d’intégrer l’OTAN ou l’UE. Mais la vérité, c’est que nous ne savons pas si les objectifs de Poutine existent et sont exacts, ni si les dirigeants occidentaux seraient disposés à voir certains de ces objectifs se réaliser au nom de la paix.
En ce qui concerne les objectifs de l’Ukraine, il faut partir du principe que l’adhésion à l’OTAN n’est plus envisageable et que sa neutralité militaire entre la Russie et l’Occident est la plus propice à la paix. Ce ne serait pas un prix trop élevé à payer pour la paix, et cela pourrait plaire au Kremlin. Mais l’Ukraine ne doit pas renoncer à ses aspirations européennes, et son adhésion à l’UE ne doit pas constituer un obstacle pour les négociations de paix si la plupart des exigences russes sont acceptées. La reprise du Protocole de Minsk, sa réécriture et le contrôle de sa mise en œuvre seront également nécessaires pour éviter de se retrouver à nouveau dans une situation de conflit armé.
Les décisions de Poutine peuvent être une conséquence de son impérialisme, elles peuvent être motivées par une éventuelle position de force dans les négociations avec l’OTAN, elles peuvent être totalement irrationnelles, ou elles peuvent être motivées par la peur que l’OTAN (une organisation qui, à priori, n’est pas née pour affronter la Fédération de Russie mais l’URSS) s’étende trop et mette en danger la Russie militairement et politiquement. Ce n’est pas une question de croire ou pas à la rhétorique du Kremlin, mais il s’agit ici de connaître cette rhétorique car les efforts de paix peuvent en dépendre.
Enfin, tant l’ancien Secrétaire d’État américain George Kennan que l’ancien Ambassadeur des États-Unis à Moscou et actuel Directeur de la CIA William J. Burns, experts des relations américano-russes, ont averti à différentes époques que l’élargissement de l’OTAN vers l’est serait une « erreur fatidique » puisque cela modifierait dangereusement l’équilibre géopolitique et la structure de sécurité en Europe. Cela est loin de justifier l’horreur perpétrée par le Kremlin, mais si l’OTAN n’avait pas constamment cherché à s’étendre ou si elle avait décidé de se refondre pour inclure la Russie dans une structure de sécurité européenne et transatlantique commune, l’invasion de l’Ukraine n’aurait peut-être pas eu lieu.
En attendant que la Chine veuille se joindre à la médiation des négociations entre l’Ukraine et la Russie, il reste à nos dirigeants une voie à explorer pour retrouver la paix. Les sanctions, nécessaires, ont été si sévères qu’elles pourraient causer l’effondrement du régime poutiniste de l’intérieur. Mais la paix nécessitera très probablement des négociations avec Poutine, s’il n’est pas un personnage purement psychopathe, imprévisible ou impérialiste. Plus vite la voie du dialogue sera explorée de manière responsable et plus vite des objectifs acceptables pour les dirigeants européens et le peuple ukrainien seront atteints, plus vite la guerre pourra être arrêtée. Céder à un tyran peut sembler injuste, mais les guerres et leurs conséquences mortelles le sont aussi. Une paix probable à court terme ne peut être construite qu’en faisant un réel effort de négociation avec les élites russes, et nos seules lignes rouges devraient être la fin de l’invasion de l’Ukraine, la possibilité d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, un désarmement nucléaire réciproque et vérifiable, et la paix en Europe.