De l’art et des poissons

Comment une démarche devient elle un art ? La question possède une forme de prégnance, dans nos sociétés ou la nostalgie est devenu un fonds de commerce comme un autre, et où de jeunes hommes et femmes barbus se ruent dans les boutiques spécialisées pour acheter tourne-disque et machine à écrire aux couleurs appropriées. Evidemment, on me rappellera rapidement les origines étymologiques du mot art, on évoquera son sens de technique, de métier pour mettre en place un lien évident, qui devrait justifier une telle connexion. Néanmoins je reste circonspect. Et pourtant s’il existe un pays ou l’art est tradition, identité et technique, c’est bien le Japon.

De la cérémonie du thé, aux art théâtraux comme le Nô ou le Rakugo, la tradition, la répétition et l’artisanat caractérise ces techniques, dont les professions sont autant d’identité pour les individus qui les pratiques. Et dans cet article, que La Péniche vous propose en collaboration avec Radio Germaine, je m’intéresse à une de ces traditions artistiques : le Gyotaku. Définissons rapidement le sujet, voulez-vous ?

Assemblage de deux Kanjis (Gyo魚, signifiant poisson, et 拓, qui ici prend le sens de trace), la pratique en elle-même consiste à obtenir une impression des traits d’un poisson en le recouvrant d’encre. On pose initialement la feuille sur l’animal, qui est dans les premier temps gardé en vie, et préalablement recouvert d’encre, et on obtient une belle image, comme celle qui illustre cet article. Maintenant, et avant que les militant antispéciste se jette sur moi en me reprochant d’aborder avec joie une forme de cruauté animale, pourquoi fait-on cela ?  Eh bien, c’est comme Instagram, mais sans le risque de perdre foi en l’humanité : il s’agit de noter, de cataloguer, de prouver, bref, de démontrer la taille, consistance et largeur de sa prise pour les pêcheurs. Je vous enjoins encore une fois à revenir à la chronique de Radio Germaine à ce sujet, qui s’intéresse justement aux circonstances historiques et traditionnelles du mythe.

Mais si les arts japonais sont profondément intégrés dans des traditions qui nous paraissent difficile, voire obtus, ce sont aussi les premiers à s’adapter aux demandes modernes, afin de se maintenir en vie. Et de la même façon que le Kabuki (un autre art théâtral traditionnel) adapte maintenant fréquemment des séries d’animations afin de plaire aux jeunes générations, le gyotaku s’est étendu à plusieurs cultures, a vu ses méthodes évoluer, la traditionnelle encre noire s’est vue remplacée par des nuances plus colorées, et c’est à ça que je vais brièvement m’intéresser.

L’artiste français Marc Porrini

La démarche est assez simple : Il suffit de taper Gyotaku sur Google (ou Qwant, ou Bing, ou Yahoo, ou DuckDuckGo, peu importe) et une fois passé les résultats évidents (Wikipédia, source indéniable d’inspiration), vous pourrez par exemple trouver le site suivant http://gyotakumaui.com , qui vous proposera par exemple d’acheter des tableaux, qui, si ils reprennent bien le décalque traditionnel d’une prise de pêche, se permettent d’intégrer celui-ci à des compositions d’ensemble bien plus baroque. Et même s’il ne s’éloignent pas autant de la composition initiale, un certain nombre d’artistes, même français, se dédient aujourd’hui à cette méthode unique et original de mesurer « qui a la plus grosse » (prise à la pêche).

Ce qui nous ramène tant bien que mal à notre questionnement initial, qui est évidemment exacerbé par ce phénomène d’exportation, et de reprise par des artistes du monde entier, ou comme le dirait certains, « d’appropriation culturelle ». La tradition pratique, celle d’un objet fonctionnel, est devenue un art universel, comme si le tableau Excel d’aujourd’hui devenait le Matisse de demain. Inscrire la pratique artisanale dans la démarche artistique n’est pas en soi une démarche novatrice, mais elle est ici si belle, qu’on ne saurait en arrêter les velléités. On pourrait en quelque sorte considérer que la fonction « traditionnelle », c’est-à-dire son utilité en tant qu’objet artisanal, du Gyotaku a cessé il y a des dizaines d’années, et pourtant la production continue, d’abord comme merveilleux souvenir de vacances, et aussi comme existence nostalgique et puissante d’une poterie devenue tableau. Comme quoi, le passé, ça rapporte.

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