Bertrand Badie, porte parole d’une “vision plus humaine des relations internationales” 

“Il n’y a de relations internationales que si on se comprend, et actuellement il y a un défaut d’intercompréhension qui empêche la paix.”. Voilà la vision du dialogue mondial actuel que livrait Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po, aux étudiants à l’occasion d’une conférence organisée par Sciences Po Nations Unies ce mercredi 12 octobre. 

Le spécialiste des relations internationales a présenté son bilan sur les opérations de maintien de la paix (OMP) de l’ONU, de la création du système onusien en 1945 à ses perspectives pour aujourd’hui et demain ; un historique qu’il appelle “la valse à trois temps des OMP”. 

“Votre téléphone doit être éteint, et ce jusqu’à notre point de stationnement”, indique-t-il par un léger trait d’humour à la trentaine d’étudiant.es présent.es dans la salle.

Du peace keeping au peace making, la “valse à trois temps” des opérations de maintien de la paix

Son cours, qui laissait transparaître toute son expérience en tant que professeur, a d’abord rappelé les fonctions premières des OMP, créées en même temps que les institutions onusiennes dont elles dépendent. Première mesure de la valse : dans le monde post Seconde Guerre mondiale de 1945 et jusqu’aux années 70, les OMP ont pour but de prévenir un nouveau conflit à grande échelle, de modérer de potentielles intensifications de faits belliqueux, et enfin de limiter les conflits : du peacekeeping au sens littéral. Ce type d’intervention a par exemple lieu au Cachemire en 1949. C’est le “temps de l’interposition” et la grande époque des “puissances moyennes” : de celles qui sont trop petites pour changer l’état des relations internationales mais trop puissantes pour ne rien faire, comme le Canada. 

Cependant, ces questions sont périmées dès les années 70, avec la montée d’un autre monde issu de la décolonisation et la structuration d’un “Sud global”. Un monde qui fait également l’expérience de nouvelles formes de conflictualités, notamment du fait de l’irruption d’acteurs non-étatiques dans l’espace mondial. Maintenir la paix devient une tâche de plus en plus ardue lorsque les négociations ne sont plus strictement interétatiques. Dès la chute de l’URSS et l’illusion post-bipolaire qui s’ensuit, s’opère pour B. Badie une translation de la signification des OMP : après le peacekeeping, voilà venue l’ère du peace enforcement. Alors même que le “Sud-global” aspire à une reconnaissance de sa souveraineté, les OMP visent paradoxalement à dépasser la souveraineté des Etats, pour ne plus se contenter de séparer les belligérants, mais pour imposer la paix. Avec la régularisation du  droit d’ingérence, les interventions internationales se pérennisent, tant et si bien que l’on parle de “fièvre interventionniste”

Après la fièvre, le dernier temps de la danse est entériné par la substitution de la responsabilité de protéger (R2P pour responsibility to protect) au droit d’ingérence en 2005, Kofi Annan à l’initiative de ce dernier mouvement, celui du peace making. Les OMP ne s’arrêtent pas à la résolution temporaire d’un conflit, et ne peuvent fonctionner que si on fabrique sur place la paix, en répondant à l’impératif social de sécurité globale. Les actions de maintien de la paix se caractérisent alors surtout par la réduction de l’insécurité alimentaire, économique, hygiénique des populations touchées. C’est l’ère du “multilatéralisme social”, qui  signe la reconnaissance du fait que “la paix passe par la prise en compte du social et du local”. Seulement, “reconnaître le social contre le politique, c’est casser la puissance et la souveraineté”, puisqu’il s’agit de discuter avec des sociétés entières plutôt qu’avec des Etats, et les OMP ne peuvent prétendre faire du state-building de manière illimitée…

Et maintenant? Perspectives d’avenir au “temps de l’incertitude” 

Mais alors, “pourquoi n’y arrive-t-on pas aujourd’hui?”. Pourquoi la paix n’est-t-elle et ne sera peut-être jamais acquise? Déjà à cause d’une confusion majeure sur l’état actuel des relations internationales et de la structure de cet historique. “Les principales puissances ont une vision datée de 1945, mais c’est un tout autre monde !”, s’exclame le professeur. Depuis, les acteurs non-étatiques, la “mafiaisation” de la guerre et la dilution de la responsabilité ont ouvert la voie à un temps d’incertitude marqué par la confusion des rôles des acteurs de l’espace mondial. Par ailleurs, difficile d’attendre trop des OMP, dont le budget est ridiculement bas ; 7 milliards de dollars, quand en comparaison les Etats-Unis de G.W. Bush ont dépensé 300 à 1000 milliards de dollars en Irak ou que les échanges annuels entre la Chine et les Etats-Unis s’élèvent à environ 700 milliards de dollars. “On ne peut pas éviter une ré-éternisation des conflits”, conclut dramatiquement Bertrand Badie. 

Néanmoins, si ce jeudi Sciences Po Nations Unies (SPNU) a décidé d’initier un dialogue sur les opérations de maintien de la paix, c’est que la possibilité de la paix mérite encore d’être discutée

C’est un des outils principaux à la disposition de la communauté internationale pour répondre aux crises. Or, des crises, le monde en connaît plein, et ce, depuis plusieurs années maintenant. C’est un outil qui a connu un grand engouement, qui a fait beaucoup parlé de lui, en bien comme mal : il est très controversé et pas toujours évident à mettre en place. Il est en soi à la fois une réussite et un échec. Comme beaucoup d’instances internationales, il nécessite des réformes ou en tout cas une réflexion sur sa nature et un renouveau dans sa mise en œuvre.”, exprime Armande Lorentz, responsable du pôle événements de SPNU et organisatrice de la conférence. 

Loin d’une conception purement réaliste de la souveraineté, Bertrand Badie s’illustre pour elle comme l’un des grands défenseurs du multilatéralisme social, d’une réforme de l’ONU et d’une vision plus humaine des relations internationales. Dans un contexte de divisions profondes, de transition de paradigme, de crises presque constantes, en tout cas successives, il expose un point de nouveau qui n’est pas récent, mais qui est profondément actuel et la communauté internationale pourrait gagner beaucoup à essayer de l’accomplir. Les nouvelles formes de conflictualité requièrent une réflexion qui sorte de l’aspect réaliste de puissance. Elle doit être complétée par un aspect civil. Il est aujourd’hui un des meilleurs porte-parole de cette vision des relations internationales.”. 

Crédits photo : Clémentine Gigot

Par Clémentine Gigot et Chloé Auffray