Badie pour la vie

Un article de Pierre-Alexandre Bigel et Gautier Crépin-Leblond

En ce jeudi 7 décembre, le temps est maussade. Le vent souffle contre les carreaux, la pluie ruisselle le long des toits. La nuit tombe. Une atmosphère mélancolique, propre à une fin de règne. Pourtant, dans les couloirs du 199, boulevard Saint-Germain, l’ambiance est à la fête. Au troisième étage, nous tombons sur un sapin de Noël en pleine phase de décoration. Au bout du couloir, une voix chaleureuse, reconnaissable entre mille, nous invite à entrer.

Crédits photo : Gautier Crépin-Leblond // La Péniche

« Nous allons discuter un peu d’abord » nous lance Bertrand Badie alors que nous faisons notre entrée dans son bureau de l’École Doctorale. Avant de passer aux choses formelles et sérieuses, le professeur est désireux de briser la glace. Il veut apprendre à nous connaître, à travers le dialogue. Le dialogue qu’il a, quarante ans durant, instauré avec ses étudiants. Le dialogue qui, selon lui, est la clé qui permettra d’ériger un monde meilleur.

Aujourd’hui, après dix-huit ans passés à assurer le cours magistral d’Espace Mondial en amphithéâtre Émile Boutmy, l’illustre enseignant tire sa révérence. Bertrand Badie ne peut s’empêcher de se demander « comment survivre à cette fin ». Mais à l’heure de rendre l’antenne, c’est la gratitude qui l’emporte lorsqu’il évoque ses souvenirs rue Saint-Guillaume. Bertrand Badie sera bientôt un professeur à la retraite. C’est aussi, et surtout, un personnage hors norme. Et un homme heureux.

Reprise de l’Internationale, adieux et standing ovation

« Ça aurait pu être une sorte d’enterrement sous les fleurs. Mais cela fut, dans mon esprit, la validation de quarante ans de travail effectué. »

C’est avec ces mots que le professeur des Universités décrit son ultime cours magistral en amphi Boutmy, le 27 novembre dernier. Pour l’occasion, l’administration avait préparé une séance à part. Discours de Frédéric Mion, reprise mémorable de « L’Internationale » par l’ensemble des étudiants présents le poing levé, et, surtout, une standing ovation à la fin du cours d’un homme qui conclut son dernier envoi par un de ces mots malicieux dont il a le secret : « Adieu ». À soixante-sept ans, celui qui déclarait « ne pas savoir pleurer » nous a avoué s’être senti inhibé à la fin de ce cours magistral si particulier. Un cours magistral qu’il a, par ailleurs, trouvé formidable.

Crédits photo : Gautier Crépin-Leblond // La Péniche

Lorsque nous lui demandons ce qu’il a ressenti ce jour-là, Bertrand Badie nous répond ainsi : « Tout le monde a su me rendre heureux au moment où j’aurais dû être le plus malheureux ».  Point d’enterrement sous les fleurs pour celui qui se targue d’avoir su enseigner et exporter, dix-huit ans durant, la french touch en matière de théorie des relations internationales. Dix-huit ans passés au service de l’espace mondial. Une vie passée au service de la politique internationale. Et la perspective de la retraite ne semble en aucun cas vouloir arrêter celui qui fut l’auteur de pléthore d’ouvrages sur la logique des dépendances inter-étatiques, sur les humiliations, sur la fin des territoires…

« À long terme, le bonheur est une fatalité »

Mais qui est véritablement Bertrand Badie ? Durant ses cours magistraux, il n’a pas cherché à cacher son pessimisme face aux agissements de Donald Trump et aux dangers de ce monde. Mais derrière l’homme dubitatif de l’état du monde se cache un perpétuel optimiste où l’avenir ne peut qu’être qu’heureux : « à long terme, je dirais que le bonheur est une fatalité ». L’humaniste croit profondément en la personne humaine qui, il l’espère, saura s’unir autour d’un patrimoine commun. Car au-delà de ses convictions internationalistes, Bertrand Badie est un homme profondément international. Sa carrière, il l’a forgé sur le terrain, où il fait le constat qu’en traversant cent cinq pays à travers le monde, « l’être humain est partout le même, avec une tête, deux bras, deux jambes, un cœur, des espoirs et des désespoirs, des bonheurs et des malheurs, des convictions, de l’amour et, parfois, aussi de la haine ».

Crédits photo : Pierre-Alexandre Bigel // La Péniche

 

Le bureau de Bertrand Badie représente bien cet intellectuel humaniste à la carrière bien chargée. Si nous nous attendions à beaucoup de livres, il nous fait néanmoins remarquer que les livres de la bibliothèque de son bureau de l’école doctorale sont uniquement « d’utilité immédiate » ou qu’ils « n’ont pas leur place chez moi ». Mais si Bertrand Badie est un homme assurément cultivé, il est avant tout un homme d’écriture : « Les ouvrages qui m’ont le plus marqué, ce sont ceux que j’ai écrit ». Non pas par prétention se dépêche-t-il de préciser, mais par désir de transmission : « Écrire un livre, c’est forcer sa pensée. C’est l’obliger à aller plus loin, et s’obliger à aller à l’autre. » Auteur de moult essais, articles, participations et directions d’ouvrages collectifs, sa quête ne peut alors se résumer à la recherche de comprendre, car durant toute sa vie, elle s’est liée intimement à celle d’apprendre et de transmettre les respirations de ce monde.

« Les ouvrages qui m’ont le plus marqué, ce sont ceux que j’ai écrit. »

Enfin, notre attention s’est portée sur les murs où sont accrochées de multiples affiches dédiées aux droits de l’homme, rappelant sans cesse l’engagement de l’occupant : « Les hommes naissent et demeurent libre et égaux en droit ». Enfin, lorsque nous désignons les quatre masques accrochés sur les murs, il narre avec une certaine flamme sa passion de collectionner les masques des cultures du monde qu’il garde précieusement chez lui. Les masques tibétains côtoient des oeuvres sri-lankaises et angolaises. Ils sont autant de témoignages rapportés des voyages d’un homme qui, bien jeune, avait compris que c’était en parcourant le monde que l’on pouvait le comprendre.

Bien sûr, la tâche n’a pas toujours été aisée. L’auteur a connu de multiples succès, et a écrit des romans qui ont éclairé toute une génération d’internationalistes, à l’image de L’État Importé ou de l’essai Nous ne sommes plus seuls au monde, oeuvres qui trônent sur les rayonnages de sa bibliothèque. Le chercheur a aussi fait face à des difficultés. En 2003, lorsque débute l’invasion de l’Irak de Saddam Hussein par les États-Unis, Bertrand Badie est directeur du Centre Rotary d’Études internationales sur la paix et la résolution des conflits. « Cette époque de ma vie relève des échecs que j’ai eu à subir » nous déclare avec lucidité le professeur. « Ce centre n’a jamais pu véritablement prendre souche ». Les échecs, Bertrand Badie les a peu connus lors de son expérience professorale dans notre maison. Mais il y en eut quelques-uns. Ce qui est rassurant : cela nous prouve que notre professeur d’Espace Mondial est avant tout un être humain.

Une vision française de l’espace mondial

Bertrand Badie a tiré bien des enseignements de ces péripéties au long cours. Un enseignement, surtout. Le cours d’Espace Mondial. Quelle est la finalité de cette matière qu’il a, dix-huit ans durant, décryptée avec passion en Boutmy ? Lorsque nous lui posons la question, la réponse ne se fait pas attendre : il s’agit de développer la « french touch » des  relations internationales. Si ce terme emprunté à la musique électronique est révélateur de l’éclectisme du professeur, il fait aussi état d’une volonté de singulariser – au sens positif du terme – la vision française des relations internationales. La french touch, c’est montrer que face à la puissance des nations, il existe des êtres humains qui ont un rôle tout aussi important à jouer dans le grand jeu des échanges mondiaux. « Il s’agit de remettre l’Homme et l’humain véritablement au centre de la réflexion » nous déclare Bertrand Badie. La clé pour y parvenir ? Une approche transdisciplinaire de l’Espace Mondial, qui est au centre de son enseignement.

« Il s’agit de remettre l’Homme et l’humain véritablement au centre de la réflexion. »

Un enseignement où l’étude de la politique internationale n’est pas le tout, mais où l’on fait également appel à l’anthropologie et à la sociologie. Un enseignement où Woodrow Wilson rencontre Émile Durkheim et où le professeur n’hésite pas à intervenir directement pour exprimer son opinion. Bertrand Badie était cet enseignant qui voulait, aussi, nous faire ouvrir les yeux sur l’état du monde. Un monde où, comme il le rappelait lors de la séance inaugurale, ne se résume pas aux « tweets de Mr Trump ». Un monde où la sous-alimentation tue chaque jour 25 000 personnes, et où, depuis 2000, des dizaines de milliers d’êtres humains ont perdu la vie en tentant de franchir la mer Méditerranée dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Un monde chaotique, en pleine transformation, où les États doivent s’émanciper des structures hiérarchiques d’hier pour préparer la gouvernance globale de demain.

Crédits photo : Gautier Crépin-Leblond // La Péniche

« Il y a une unité fondamentale du genre humain et cette unité va nécessairement triompher. Je ne suis pas sûr de voir ça de mon vivant, mais j’y crois »Nous sommes tentés d’y croire également, en écoutant ce professeur dont le regard s’illumine lorsqu’il évoque son optimisme inébranlable quant à la nature humaine. Ce trait de caractère, il le doit en grande partie à ses élèves, qui ont su le rendre heureux durant l’ensemble de sa carrière académique. Bertrand Badie s’est toujours senti à l’aise parmi les étudiants. Peut-être a-t-il conservé lui-même une âme d’étudiant. Il se plaît en tout cas à le croire. Lorsque nous lui demandons s’il a jamais cessé d’être jeune, il nous répond avec enthousiasme : « Mon grand paradoxe, c’est de partir à la retraite alors que je ne suis pas sorti de l’adolescence. Si vous me percevez comme tel, c’est le plus beau cadeau que vous puissiez me faire ».

« J’ai été, toute ma vie, un professeur heureux. »

 Le dernier hommage que Bertrand Badie rend sous les crayons de la Péniche est dédié à ses élèves. « En ayant rencontré tant de générations, le fait de n’avoir à souffrir d’aucune tension dans mes relations avec les étudiants m’indique que, tout de même, l’être humain est fondamentalement bon ». C’est sous ces paroles qu’il prend alors congé de la Péniche, sous la force d’un message résumant tout notre entretien, mais aussi sa carrière.

Peut-être reverrons-nous Bertrand Badie sur un plateau de télévision, parler à la radio, ou bien s’exprimer dans la presse. Peut-être le retrouverons-nous dans ses livres publiés et peut-être futur, en nous disant le plus humblement possible que cet enseignant-chercheur n’est au fond qu’un être humain comme tant d’autres. Assurément, la seule invitation qu’il puisse toujours nous adresser, c’est d’aller à sa rencontre, et surtout à la rencontre de tous ces êtres humains encore inconnus, dont le moindre degré de compréhension supplémentaire nous permettrait de rapprocher le monde tout entier vers un avenir meilleur, plus apaisé, plus heureux. Plus humain, tout simplement.