
Critique du film « Valeur sentimentale » (20/08/2025, Grand prix – Festival de Cannes)
C’est le retour de la culture ! La Péniche vous propose une critique de Valeur sentimentale, l’histoire d’une famille. Attention : la critique contient des spoilers.
Autrice : Hortense Lepaul
Image de la maison familiale à Olso, issue du film.
On a tous un objet, un lieu qui, bien qu’inutiles ou dérisoires, renferment une « valeur sentimentale ». Pour Nora et sa sœur Agnès, les protagonistes du nouveau film de Joachim Trier, c’est la maison familiale où elles ont grandi et ont assisté, impuissantes, au divorce de leurs parents, puis au départ de leur père. Après de longues années d’absence, celui-ci réapparaît pour proposer à Nora d’interpréter le premier rôle de son prochain long-métrage. Mais ce film, mêlant fiction et éléments autobiographiques, s’apprête à raviver des souvenirs de famille douloureux.
Un narrateur original : la maison familiale
Avec Valeur sentimentale, Joachim Trier relève brillamment le défi de renouveler le thème classique de la névrose familiale. Pour ce faire, il adopte un angle original : la maison de famille qui est la narratrice de ce récit. Dès les premières minutes de la projection, il attire l’attention de son spectateur sur cette demeure bourgeoise d’Oslo, témoin de la succession des générations, et surtout passeuse de mémoires et d’histoires pour ceux qui l’habitent.
Ainsi, l’un des murs de la maison est traversé par une brèche, métaphore des failles qui déchirent cette famille dysfonctionnelle. D’un côté Gustav Borg, père absent, souffre en secret du traumatisme lié au suicide de sa mère et tente aujourd’hui de renouer avec ses enfants. Face à lui Nora et Agnès forment un duo de sœurs à la fois dissonant et fusionnel : alors que la première est une comédienne, célibataire et dépressive, la seconde, universitaire, a choisi une vie rangée et s’épanouit en tant que mère de famille.
Malgré les non-dits, les fêlures, les colères, la cellule familiale finit par emprunter le chemin de la réconciliation et du pardon. Si la fissure qui lacère le mur menace de faire s’écrouler l’ensemble, force est de constater que l’édifice résiste.
La sobriété du récit à l’épreuve d’une violence sourde
Par sa mise en scène à la fois pudique et sensible, Valeur sentimentale évite avec justesse l’écueil du mélodrame. La noirceur ambiante est contrebalancée par des moments de joie sincère qui donnent de l’espoir, comme lorsque Gustav Borg enseigne à son petit-fils quelques trucages simples avec la caméra de son téléphone.
L’émotion atteint son acmé dans la scène de confrontation entre les deux sœurs, moment poignant choisi pour l’affiche du film. Les interprètes de Nora et Agnès, respectivement Renate Reinsve et Inga Ibsdotter, livrent une performance tout en nuances, pleine de délicatesse. L’on retiendra surtout la première, qui incarne avec une retenue saisissante les blessures de son personnage. Nora peut se montrer vulnérable comme lumineuse ; cela n’est pas une contradiction, mais bien la preuve que la dépression n’a pas qu’un seul visage.

Nora (Renate Reinsve) et Agnès (Inga Ibsdotter) s’enlacent, dans un geste d’amour et de réconciliation, après s’être livrées sur leur enfance douloureuse.
Les personnages sont crédibles, leurs souffrances palpables. Le réalisateur, dans une économie d’artifice assumée, a recours à des plans serrés où les regards valent mille fois plus que des mots. Porté par une photographie soignée, Joachim Trier signe ainsi un long-métrage intimiste, vibrant d’humanité.
Une narration qui aurait mérité à certains endroits d’être moins cérébrale
Si l’on devait faire un reproche, il se porterait sur les quelques lenteurs dans la narration. On a parfois l’impression de se cogner aux murs de la maison familiale d’Oslo, tant certaines séquences peuvent être répétitives. L’après-midi passé à la campagne entre Nora et ses collègues comme l’absence renouvelée de Gustav à la représentation de sa fille sont superflus. On pourrait en venir à éprouver une lassitude et une interrogation sur la démarche du cinéaste.
Aussi pourra-t-on trouver le propos, par moments, théorique et cérébral. Si la volonté de Trier était de tendre à l’universel, en mettant en scène le thème de la famille, son questionnement reste inachevé parce que centré sur des préoccupations bourgeoises. En effet, ses personnages gravitent dans le milieu relativement fermé des artistes et n’en sortent pas jusqu’à la fin du film. L’histoire de Gustav et de sa fille Renate s’achève ainsi sur un plateau de cinéma pour écrire le premier acte de leur réconciliation. Le rôle cathartique du cinéma, ici, bien que porteur d’espoir, n’évite pas de tomber dans une forme de facilité.
Valeur sentimentale reste tout de même une « belle histoire » filiale qui revisite les difficultés intra-familiales. Il ne tient désormais qu’à vous de franchir la porte de la maison.

