Rencontre avec Claude Lelouch : un invité qui fait Mouch

Les bancs de Boutmy sont remplis de profils aussi divers qu’enthousiastes. Etudiants, alumni, professionnels du monde du cinéma, grands rêveurs, cinéphiles assumés, tous sont réunis par la portée symbolique et inspirante d’un seul et même nom : celui de Claude Lelouch. L’homme de cinéma a en effet accepté d’être l’invité de la troisième conférence du cycle des Rendez-vous de la Création de l’Ecole du Management et de l’Innovation de Sciences Po, après le pâtissier Cédric Grollet et le rappeur Sofiane.

Introduit par le directeur de l’école, M. Frédéric Mion, le cinéaste aux 52 longs-métrages révèle son CV pour le moins impressionnant : réalisateur, scénariste, monteur, producteur, fondateur des Ateliers de Beaune, une « non-école » de cinéma destinée à des jeunes prometteurs, il est aussi le président d’honneur de la Société des auteurs-réalisateurs-producteurs.

Frédéric Mion achève son discours sur une réflexion admirative : « Les plus jeunes dans cet amphithéâtre sont nés au début des années 2000, or l’essentiel de votre œuvre s’est produite avant leur naissance. Vous êtes donc pour eux un classique. Et comme le disait Italo Calvino, « classique n’est pas synonyme d’ancien : est classique une œuvre ou une personne qui n’a jamais fini de dire ce qu’elle a à dire ». »

L’homme classique qu’est Lelouch a effectivement beaucoup à dire, à raconter et à explorer, comme le prouve l’entretien qui démarre alors avec Mathieu Debusschere, délégué général de la société des Auteurs Réalisateurs Producteurs et enseignant à Sciences Po, qui le qualifie d’entrée de jeu de « cinéaste iconique ».

Lelouch, l’homme

C’est avant tout l’homme qui se révèle, l’enfant, l’adolescent, le jeune adulte passionné. Lelouch retrace la naissance de sa cinéphilie comme il aime le faire, rappelant la Seconde Guerre mondiale, la peur, et le cinéma, qui devient très vite « l’un des seuls endroits où on n’arrêtait pas les Juifs ». Le petit Claude trouve alors refuge dans les salles obscures, où il passe des après-midi entières, hypnotisé, le lieu agissant sur lui « comme une potion magique ».

« Je suis tombé amoureux du cinéma et de la vie en même temps », confie-t-il, signifiant déjà ce qui s’avèrera être le thème majeur de sa conférence : la vie, la fameuse, la vraie. A l’école, il s’avoue dilettante : « mon père a dit un jour : « S’il rate son bac, je vais lui acheter une caméra et qu’il se démerde ». Du coup, c’est vrai que le jour du bac, j’ai pas forcé. » Une fois la caméra en main, Lelouch découvre en elle « un troisième œil », un « microscope qui lui permet d’approcher la vérité », un instrument qui lui arrache toute peur. « Cette caméra a changé ma vie. Et depuis ce jour-là, je suis en vacances ». Il devient alors journaliste, parcourt la Russie, se fait embaucher comme assistant sur un tournage du film Quand Passent les Cigognes de Kalatozov. « Et à partir de ce moment-là, c’était décidé ». Il créerait du cinéma.

Et pour le reste, alors ? Comment en est-il parvenu à une carrière aussi brillante, comment a-t-il trouvé les moyens de réaliser autant d’œuvres dans un milieu aussi impitoyable ? La réponse, pour Lelouch, réside dans le hasard. « Le hasard m’a toujours emmené là où mon intelligence n’aurait jamais eu le courage de le faire », raconte-t-il. « Mon inconscient savait plus de choses que mon intelligence, qui était bien trop peureuse. »

Alors il s’est laissé guider. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela l’a mené loin.

Lelouch, le cinéaste

Lelouch ne manque pas d’évoquer les différents aspects de son métier, ses difficultés comme ses merveilles. On diffuse un extrait de l’un de ses courts-métrages, un long plan-séquence de près de dix minutes plaçant le spectateur dans la peau d’un chauffard notoire qui grille « dix-huit feux rouges et cinq stops » en traversant Paris. Lelouch s’amuse de la surprise de son auditoire – auquel il confie que le film a été tourné sans la moindre autorisation, en faisant « la seule cascade de neuf minutes 45 sans trucages de l’histoire du cinéma », et en profite pour déclarer son amour au plan-séquence, « l’aristocratie du cinéma » selon lui.

On l’interroge sur Netflix – dont il déplore que les productions soient limitées à un petit écran et ne soient jamais diffusées en salle, ce qui revient pour lui à « tuer de potentiels chefs-d’œuvre comme Roma », sur les séries, qui sont à ses yeux le syndrome du besoin « d’habitude » que peuvent ressentir certains, mais qui ne remplaceront jamais « l’aventure que représente un film », ou encore sur son indépendance en tant qu’auteur et artiste, qui représente pour lui la clé de tout succès. « Quand j’étais pauvre, j’ai fait des films de pauvre, quand j’étais riche, j’ai fait des films de riche – et ce sont les films de pauvre qui ont eu le plus de succès. En réalité, on peut faire du cinéma avec très peu de chose », raconte-t-il. La clé, selon lui, c’est de multiplier les films, d’enchaîner les « brouillons », malgré les contraintes. « L’indépendance n’a pas de prix. Elle vous fait gagner du temps. »

Et comment faire un bon film, d’ailleurs ? Pour Lelouch, quelques critères semblent s’imposer. Un bon film, c’est avant tout un film que l’on a aussi envie de revoir ; c’est aussi et surtout accomplir l’exploit de « transformer le spectateur en acteur », de faire en sorte que « les emmerdes » du personnage deviennent celle du public. Pas de mystères : « C’est là le plus difficile. »

Lelouch, le philosophe

Toute l’audience de Boutmy l’aura bien compris : Claude Lelouch aime plus que tout se livrer à des considérations philosophiques sur le sens de l’existence. On apprendra donc avec lui que « la vie, c’est l’aventure ». Mais la vie, c’est aussi « le mélange des genres », « l’improvisation constante », « être déstabilisé », « un montage permanent », « le triomphe du hasard » et « le plus grand scénariste du monde ». Sa première et seule inspiratrice, en somme.

Plus largement, le cinéaste tisse une réflexion touchante autour de ce que l’existence lui a enseigné. L’amphithéâtre semble particulièrement touché par l’une de ses confidences, lorsque Lelouch raconte l’époque de sa vie où, « fauché », il était contraint d’entrer en douce dans les salles de cinéma par l’issue de secours, et ratait de ce fait le début et la fin des films. « Je devais me satisfaire de ce que j’avais », assène-t-il. « Et la vie, c’est pareil. La vie, c’est un long film dans lequel vous arrivez bien après le début, et dont vous ne verrez pas la fin. Alors profitez du présent ».

Claude Lelouch évoque enfin son rapport particulièrement apaisé à l’échec. « Mes meilleurs films, je les ai toujours réalisés après mes pires échecs. […] La personne qui m’a tout appris, c’est la souffrance. L’échec est terriblement créatif à condition que l’on plaide coupable ».

Lelouch, le joueur

Les cinéphiles réunis ce soir-là ont aussi eu la surprise de découvrir un homme profondément espiègle, joueur, au regard à la fois acéré et attendri par son propre monde. Lelouch se livre ainsi à de nombreuses divagations sur ce qu’il nomme lui-même la connerie, avec notamment une typologie des différents cons (« il y a le con naturel, et le con sauvage. Mais le pire, c’est le con cultivé, c’est celui qui a des certitudes »), qui va même jusqu’à l’éloge de cet individu pas comme les autres (« j’aime les gens intelligents. Mais je préfère encore les cons : ils sont bien plus photogéniques »).

Lelouch fait rire, touche au cœur, s’égare, et trouve par là son audience. Il évoque ses souvenirs professionnels, son amour pour les acteurs, « les gens les plus malheureux du monde », sa fascination pour la vie, sa quête constante de spontanéité. Il glose, dérive parfois, surprend toujours, paraît à la fois détaché et ému de l’attention qu’on lui porte.

Lelouch, le vivant

La conférence s’achève par une « expérimentation » au cours de laquelle Lelouch choisit au hasard deux spectateurs, les fait monter sur scène, et en fait ses acteurs d’une soirée. Entre boutades amusées (« Il était bon dans la première prise. Puis il a pris la confiance, et là, il est mauvais ») et véritables conseils (« dans la vraie vie, les gens sont d’une sobriété incroyable. Soyez très modestes, parce que dans la vie c’est comme ça »), il donne à voir sa méthode assez unique, qui consiste essentiellement à souffler à l’acteur son texte au fur et à mesure, de sorte à n’avoir qu’une prise de chaque réplique, la plus naturelle possible.

Les acteurs réintègrent sur place, les adieux se font, les bancs se vident, les yeux se ferment sur un tas d’histoires improbables. Claude Lelouch reviendra bientôt au cinéma, avec un film dont toute image reste encore, au grand dam de M. Mion qui aurait souhaité en voir quelques extraits inédits. Et d’ici là, il ne nous reste qu’à vivre.  

Parce que c’est ça, la vie. Le fameux long film dont il faut savourer le présent.

Capucine Delattre