William Kentridge à l’Académie Royale des Arts : une réflexion sur l’apartheid, le colonialisme et le capitalisme

Octobre à Londres.

Le monde de l’art explose lors de l’ouverture du Frieze London : un des salons d’art contemporain les plus influents du monde qui rassemble plus de 160 galeries et attire plus de 60 000 visiteurs chaque année.

Entre le Frieze et le Frieze Masters un lien unique est établi entre l’art ancien et contemporain – une sorte d’histoire de l’Art  se déploie sous nos yeux. Durant  une  semaine, d’autres expositions, aussi impressionnantes, s’ouvrent dans toute la ville. Portant sur les rapports entre l’art, l’Homme, l’Histoire et la politique ;ce sont des expositions qui montrent sans cesse le rôle indispensable de l’Art dans notre société.

Ai Weiwei, Anish Kapoor, Anthony Gormley, Francis Bacon et David Hockney. Ce sont les grands artistes internationaux dont les œuvres ont occupé les galeries principales de l’Académie Royale des Arts à Londres ces dernières années. L’institution, établie en 1768, est considérée comme une des institutions culturelles les plus importantes du pays. Au rang du Tate Modern et de la Galerie Nationale, ses expositions font grand bruit parmi les amateurs d’art.

Lors du Frieze, l’Académie ouvre ses portes à une nouvelle exposition sublime. Cette fois, c’est l’artiste Sud-Africain William Kentridge qui se voit offert l’opportunité d’être exposé au sein de la prestigieuse institution, et il retrace avec son œuvre les 40 dernières années de sa carrière. À travers une série de dessins au fusain, d’œuvres vidéo et de tapisseries, l’artiste invite le spectateur à se plonger dans un monde immersif, visuel et sonore avec des commentaires, réflexions et critiques sur la brutalité de l’apartheid en Afrique du Sud, le colonialisme Européen et le capitalisme. Il s’agit d’une exposition quasi-activiste qui porte un regard  critique sur les pouvoirs globaux, l’exploitation et la brutalité politique, des thèmes plus pertinents que jamais dans le climat politique actuel.

Kentridge et l’apartheid: un monde onirique, asséché et violent

Fils de l’avocat Sydney Kentridge : représentant légal de Nelson Mandela dans le procès de la trahison entre 1956 et 1961, et kui-même diplômé en sciences politiques ; Kentridge s’est construit dans un univers d’activisme anti-apartheid. Cette expérience a marqué son travail, dans lequel la bestialité politique revêt des teintes d’absurde.

 The Conservationist’s Ball (1985)

“The absurd has to do with a particular logic that’s gone awry and then been followed through to its nth degree [=to a certain degree], which is one way of describing what happened under apartheid in South Africa”

– William Kentridge (2016)

Dans ses premiers dessins, Kentridge dépeint un monde absurde, plein d’ironie et de juxtapositions. Il propose par ses traits une lutte contre la ségrégation raciale. Les lignes brouillées du fusain troublent la séparation du noir et blanc sur le papier. Ainsi, son art devient un espace où on remet en question l’ordre fixe d’une logique aussi contestable.


Cassipirs Full of Love (Study III) (1988-89)

Parmi les images juxtaposées de la bourgeoise blanche en soirée européenne avec des animaux sauvages qui représentent la brutalité gouvernementale en Afrique du Sud, un dessin particulier attire le regard, ‘Casspirs Full of Love’ (1988-9).

Dans cette œuvre troublante, l’artiste fait allusion aux véhicules utilisés par les Forces de Défense de l’Afrique du Sud pour patrouiller le township de Soweto. L’image perturbante des têtes désincarnées donne l’impression qu’on regarde un cercueil ou plutôt une sorte de fosse commune, et l’ironie du titre, écrit dans une police arrondie, est accentuée par les dures égratignures du fusain. Le résultat : une ambiance d’angoisse violente.

Kentridge, le capitalisme, et la colonisation de l’Afrique

À première vue, la série Colonial Landscapes, caractérisée par un motif de belles chutes d’eau semble montrer des scènes idylliques, même harmonieuses. Cependant, il est impossible de rater les traces rouges qui perturbent l’illusion d’utopie avec des connotations de sang, et les grands cercles ressemblent à des cibles, ce qui expose la notion d’agressivité.

Victoria Falls (Colonial Landscapes) (1996)

De la même façon, l’artiste met l’accent sur la duplicité et l’avidité des pouvoirs coloniaux dans l’œuvre vidéo, Johannesburg, 2nd greatest city after Paris (1989), où un personnage habillé d’une bavette sur laquelle sont inscrits les mots « Soho feeds the Poor » se goinfre avant de jeter les restes de son festin aux Africains affamés.

Johannesburg, 2nd greatest city after Paris (1989)

Cette figure, à la fois représentante de l’Europe et du capitalisme, est l’image animée de la brutalité coloniale. Ces réflexions sont répétées à travers des petites phrases qui critiquent le capitalisme, « INSIDER TRADING / DEATH ON THE OUTERS » et « BUYING LONDON WITH THE TRUST MONEY ».

L’Afrique, Afrika, Africa: une tache coloniale

Drawing for the Head & the Load (Afrika-Africa-L’Afrique) (2018)

Sur un autre mur, une carte d’Afrique ornée d’un amalgame de langues capte l’attention : de l’allemand, du français et de l’anglais. L’artiste fait référence à la Conférence de Berlin et la division de l’Afrique entre l’Allemagne, la France, le Grand Bretagne et la Belgique. Ici, la signalisation accablante souligne à la fois les grands efforts de contrôle sur le continent et le désespoir du peuple à travers des phrases nostalgiques « Where are our former lives? ». Une fois de plus, les traces rouges apportent une violence à la scène marquée par l’horreur de l’exploitation.

Cette horreur est présente dans l’entièreté de l’exposition. Il s’agit d’une grande obscurité qui pèse sur les œuvres, un mal qui est incarné parfaitement dans l’installation théâtrale, Black box / Chambre noire (2005). À travers des images récurrentes de crânes et d’os en morceaux, cette œuvre examine la répression du peuple Herero et Nama en 1908 dans la Namibie d’aujourd’hui par le ‘Schutztruppe’ Allemand. Créée en 2005, elle est toujours pertinente de

nos jours concernant la prise de responsabilité vis-à-vis des atrocités coloniales. En 2021, l’Allemagne s’est finalement excusée pour les atrocités commises au début du 20ème siècle, cependant, étant donné qu’une grande partie des crimes coloniaux ont été passés sous silence, le mal, le vide et le désespoir que Kentridge nous présente fonctionnent comme un miroir qui nous oblige à faire face à cette histoire macabre.

Des échos entre la Révolution culturelle de Mao Zedong et l’Afrique du Sud

Vers la dernière partie de l’exposition, Kentridge assume une vision globale mais toujours absurde. Dans Notes Towards a Model Opera (2015), l’artiste souligne le parallélisme entre les stratégies de la répression de la libre-pensée et le déplacement forcé en Chine et en Afrique du Sud. Inspiré par les opéras nationalistes de la Révolution culturelle de Mao, qu’il superpose au contexte africain, Kentridge crée une dissonance entre la musique d’opéra les rythmes africains, avec la figure de la danseuse et les fusils qu’elle serre dans les bras, les photos d’archive de qualité et les danses traditionnelles et fantastiques. La nature imprévisible de l’œuvre ne cesse de choquer et le spectateur contemple réel et irréel, concret et absurde remettant en cause une logique perdue caractérisée par la violence.

Notes Towards a Model Opera (2015)

Un art engagé

« Art then is not only the result of process, but it induces process in the viewer – the process of absorbing, responding, making sense, or simply entering into a domain of contemplation, reverie and question. It is not something simply conveyed, sealed and complete – not a product, but this process. »

Stephen Clingman

Il n’y a pas une seule manière d’interpréter les scènes erratiques dans l’exposition. Pour Kentridge, l’art est un processus. Dans ses animations, il laisse des traces d’effacement pour qu’on puisse les comprendre comme une sorte de frise chronologique, un art qui ne cesse jamais de se faire. L’interactivité de son œuvre nous engage politiquement, historiquement et artistiquement. Nous ne sommes plus des spectateurs passifs, mais des interlocuteurs. L’exposition est une expérience artistique ainsi qu’un cours d’histoire qui nous force à penser à nos biais historiques et aux histoires perdues et cachées, à nous engager, et à utiliser l’histoire ainsi que l’expérience du présent pour penser à l’avenir, toujours avec un regard critique et interrogateur.

L’exposition de William Kentridge