Rude trip rue Saint-Guillaume : panorama des voyages à la Sciences Po
Lundi matin, 9 heures. Amphithéâtre Emile Boutmy, cours magistral d’économie. Antoine, 18 ans, est plongé dans la contemplation de l’écran de son ordinateur. Qu’est-ce qui peut bien le fasciner ainsi ? Des courbes d’indifférence ? Le corrigé du dernier galop ?
Il n’en est rien.
Sous ses yeux s’accumulent des onglets bariolés : Airbnb, Kayak, voyagessncf.com, Booking.com, Tripadvisor et consorts.
Surgissent de nulle part des conversations Messenger aux noms alléchants : “Road to Barcelonaaa summer 2k19”, “Week-end du sang à Biarritz”, “Bruxelles Crew”. Les points d’exclamation s’y multiplient autour de budgets largement sous-estimés, les emojis soleil répondent aux photos Google Images émerveillées.
Comme tous ses congénères de la rue Saint-Guillaume, Antoine n’a qu’un rêve : fuir ladite adresse le temps de la demi-année de vacances qui lui est généreusement octroyée par Sciences Po. Il faut dire que l’ambiance sciencepiste pousse à l’évasion. Dans toutes les discussions fleurissent des échanges sur l’Interrail estival de Magali et Louise, la semaine de backpacking de Clément, et les bons plans incontournables de Londres. Sur les réseaux pullulent des photographies à peine retouchées offrant des horizons aussi exotiques qu’égocentriques.
Antoine n’est pas dupe. Il a parfaitement conscience du fait que les effectifs du groupe Messenger seront divisés par deux une fois dans le train, que la météo se moque bien de son compte Instagram ou encore qu’il est complexe de s’imprégner de la culture allemande le temps d’un week-end à Berlin. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est de rêver.
Les voyages, où, comment ?
Si le sciencepiste moyen concocte avec insouciance et frénésie ses vacances, celles-ci sont en réalité des plus prévisibles. Pour digérer les huit premières semaines de l’année rien de tel que les vacances de la Toussaint, passées chez la grand-mère d’un ami en Normandie, avec de l’alcool, de la 2G et de l’alcool. Les vacances de Noël sont plus problématiques : après les deux indéboulonnables semaines de fêtes en famille, il faut encore meubler trois semaines de vide, pour ne pas se retrouver seul et inactif le 15 janvier à Paris. Heureusement, la ski week de l’AS permet de quitter la capitale pour des journées de poudreuse et de gueule de bois.
Le Semestre 2 est à peine commencé que le sciencepiste a déjà tout prévu pour les mois qui suivent. Les vacances de février sont trop brèves pour ambitionner autre chose qu’une semaine au ski avec ses parents, et l’évasion doit attendre mai. Dès les exams finis et les cours remballés, l’étudiant quitte la rue Saint Guillaume pour Amsterdam, “pour les canaux et les champs de tulipes”.
L’été arrive et c’est l’apothéose des voyages à la sauce Sciences Po. Le road trip était prévu depuis longtemps, et se déroule tantôt en Auvergne tantôt dans les Balkans. Après sa dose d’aventures et de bières kosovares, rien de tel cependant qu’un bon séjour de quinze jours à New York avec Papa et Maman.
Il faut ajouter à ces étapes incontournables quelques week-ends épars et spontanés, pour couper un peu avec le rythme parisien étouffant. Ainsi le sciencepiste investit Bruxelles et Londres pour deux ou trois jours, jouissant du mauvais cholestérol et des très originaux studios d’Harry Potter.
Ces escapades peuvent être spontanées ou encadrées par les différentes associations de voyages de Sciences Po. Stop and Go propose à la fois des week-ends franco-français et des grandes épopées en Europe de l’Est, toujours en stop. Si l’on veut troquer son pouce contre un vélo, on peut aussi s’embarquer dans les ambitieux voyages de Sciences Pistes cyclables.
Mais qu’importe la destination, les voyages à la Sciences Po se suivent et se ressemblent.
Des voyages, oui, mais pourquoi ?
On a bien compris à quel point le voyage semble être une aspiration universelle à Sciences Po, mais on peine encore à saisir les racines d’un tel désir.
Les deux premiers buts du sciencepiste voyageur sont plutôt nobles : s’enrichir humainement, et le montrer. Nul ne souhaite plus que lui rencontrer “ceux qui n’ont rien mais qui donnent tout”, ou encore “donner de son temps pour rendre le monde meilleur”. Il a, au fond, bien conscience de ne représenter qu’une goutte d’eau dans l’océan (et quelques tonnes d’empreinte carbone dans l’atmosphère). Malgré cela, il reste attaché à un certain humanisme, à faire vivre en somme l’idée de citoyenneté du monde, à travers des bénévolats dans des orphelinats isolés ou des chantiers d’école.
C’est l’inconnu qui lui parle et l’attire, surtout celui qui lui est familier, et surtout s’il peut l’explorer en compagnie des camarades de son ancienne classe de Terminale S. Le voyage, plus que tout au monde, lui permet de réaffirmer sa foi en la planète bleue et en ses habitants, et de se recentrer sur ce qui lui tient à coeur : ses amis, et ses idéaux. C’est aussi pour lui l’occasion d’accomplir des objectifs plus prosaïques, notamment le passage obligé du renouvellement des fonds d’écran. C’est une nouvelle nostalgie au long-cours, un plaisir qui se distille et surtout, se partage.
Les bornes temporelles du voyage sont dilatées pour le sciencepiste. L’évasion ne commence pas au décollage de l’avion, pas plus qu’elle ne trouve son terme lorsque l’on quitte l’aéroport Charles-de-Gaulle. Au contraire, elle se savoure dès les premiers préparatifs, et semble ne jamais vouloir s’épuiser. Tout est bon pour la faire revivre, qu’il s’agisse de développer des photos Polaroïd des moments iconiques du séjour, du recours au #latergram – ce concept anachronique qui permet de poster au compte-gouttes des photos de plage en plein mois de janvier -, ou encore de conversations en rencard Tinder dans le but d’en mettre plein la vue à son date.
On n’échappe pas au voyage, ni à son appel, ni à sa permanence dans le temps.
Son souvenir perdure dans les fantasmes et dans les réécritures infinies que le sciencepiste s’en constitue.
Antoine, lui aussi, face à ses onglets hétérogènes et à son option pour ses billets de train, le sait.
Antoine l’assume.
La vérité, c’est qu’Antoine préfèrera sûrement la planification de sa semaine à Barcelone à la réalité des coups de soleil, des portefeuilles volés sur las Ramblas et des touristes français.
Mais on ne savoure sans doute jamais mieux son quotidien que lorsque l’on s’entraîne à le quitter, et il faut parfois aller jeter des coups d’oeil à l’herbe du voisin pour réaliser que celle de son chez-soi est finalement plutôt pas mal.
Le voyage est doux, et son terme aussi.
C’est peut-être là le secret des évasions réussies.
Capucine Delattre et Simon Le Nouvel