Rhum Express : donnez-m’en un de plus !
Il y a d’abord eu cette rencontre. Dans un bar du fin fond du Colorado, Johnny Depp, accoudé au comptoir pour s’extraire de la foule, attend l’arrivée d’une de ses idoles de jeunesse, le journaliste et écrivain américain Hunter S. Thompson. Ce dernier finit par arriver en se frayant un chemin au milieu de la salle bondée et les deux hommes se lient rapidement d’amitié puisque le soir même, ils s’amusent déjà à tirer avec un fusil sur des bouteilles remplies de nitroglycérine fabriqué par leurs soins dans le jardin de Thompson. En 1997, lors d’un séjour où Depp loge chez son ami, ils retrouvent dans un vieux carton de la cave un manuscrit portant le nom de The Rum Diary, Rhum Express en version française, roman jamais publié car Thompson n’avait pas trouvé d’éditeur lors de son achèvement au début des années 1960.
Le lecteur accède dans cet ouvrage – sorti finalement en 2002 – à un autre Thompson que celui qu’on a déjà pu croiser dans Las Vegas Parano ou Hell’s Angels. Ici, il a encore affaire à l’écrivain en devenir, inconnu, bien loin du journalisme « gonzo » et qui vient de recopier mot pour mot Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald pour « voir ce que ça fait d’écrire un chef d’oeuvre ». Rhum Express raconte l’année passée à Porto Rico par Paul Kemp – alter-ego de l’auteur à la manière de Raoul Duke dans Las Vegas Parano – entre beuveries, menaces de fermeture du journal, histoire d’amour et propositions douteuses de construction d’hôtels sur une île voisine. Johnny Depp décide de porter le roman à l’écran après la mort de Thompson en 2005, en devenant le producteur et l’acteur principal, confiant la réalisation du film à Bruce Robinson, vainqueur d’un Oscar avec La Déchirure en 1984 mais absent de la scène cinématographique depuis près de vingt ans.
Très attendu après le succès du Las Vegas Parano de Terry Gilliam sorti en 1998 avec Johnny Depp et Benicio del Toro en tête d’affiche, Rhum Express s’adresse d’abord aux inconditionnels de Thompson et de son univers, le spectateur non-averti pouvant se trouver complètement perdu au début du film, ce dernier n’expliquant pas du tout les raisons et les circonstances de la présence de Paul Kemp à Porto Rico. Mais une fois surmontée cette légère difficulté, tout spectateur, connaisseur de Thompson et son oeuvre ou simple curieux attiré par le casting, peut entrer pleinement dans ce film finalement proche de la chronique.
Un tel film souffre régulièrement deux types de critiques : l’une par rapport au roman qu’il prétend adapter, l’autre par rapport au premier film tiré de l’oeuvre de Thompson, Las Vegas Parano. Il faut préciser dès maintenant que les inconditionnels de Las Vegas Parano ne doivent pas s’attendre à retrouver la même ambiance délirante dans Rhum Express, sous peine d’être très déçus. En fait, les deux romans restent très différents entre eux, et lorsque le premier raconte un prodigieux délire hallucinogène dans la ville du vice, le second se veut beaucoup plus posé car presque nostalgique, n’ayant pas peur d’ajouter une romance assez clichée entre l’honnête journaliste et la compagne du magnat américain véreux, et cela malgré quelques soirées endiablées imbibées de rhum. L’addiction au rhum justement, tant mis en valeur dans le roman et qui constitue l’unique point commun entre Jack Sparrow et Paul Kemp, n’était certainement pas le caractère que le réalisateur voulait mettre le plus en valeur. Bruce Robinson lui a en effet préféré la qualité de la photographie et des images, avec succès, le spectateur se laissant progressivement glisser dans une véritable nostalgie pour la fin des années 1950, bien aidé aussi en cela par la musique de Christopher Young et Patti Smith.
Par rapport au livre, si le scénario peut sembler encore plus paresseux, les personnages, eux, apportent chacun une contribution différente au film et se montrent assez fidèles aux personnages du roman, même si pour les besoins du film certains passages ont nécessairement dû être supprimés ou raccourcis et quelques personnages secondaires délaissés. Ainsi, là où Amber Heard (Chenault) apporte la grâce et l’élégance rétro des années 1950, Giovanni Ribisi (Moburg) campe un personnage complètement dérangé, bercé entre alcoolisme et nazisme et particulièrement drôle à défaut d’être attachant, tandis qu’Aaron Eckhart (Sanderson) et sa tignasse impeccable incarnent le méchant investisseur véreux littéralement bouffé par l’argent. Mais c’est bien Johnny Depp qui s’impose au milieu de tout ceux-là, dans une attitude bien plus respectable et posée que celle de Raoul Duke dans Las Vegas Parano, avec toutefois quelques mimiques ou tics qui font quelques clins d’oeil au Raoul Duke de la première adaptation de l’oeuvre de Thompson. La reconstitution du Porto Rico des années 1950, précise et très fidèle aux descriptions du roman autant dans les décors que concernant l’atmosphère, achèvera de convaincre le spectateur de s’envoler sur cette île paradisiaque mais menacée par la soif de pouvoir de quelques puissants.
Finalement, le spectateur doit d’abord voir dans Rhum Express une chronique nostalgique sur la fin des années 1950, au rythme lent pour laisser le temps d’apprécier les images, et où déjà le thème de la fin du rêve américain, très présent dans Las Vegas Parano, semble taquiner l’esprit encore relativement conscient de celui qui a révolutionné à la fois le journalisme et la littérature.