Leçon inaugurale des 1As – L’esprit sur terre

Silence. Des visages connus s’affairent. Un seul d’entre eux, dont on ne connaît pas le nom, attend de prendre la parole devant le pupitre de l’amphithéâtre Boutmy. Les chuchotements et murmures se suspendent à nos lèvres curieuses. Qui cela peut-il être ? Un dérangeur, un négateur, ou bien un démystificateur prononce un M. Duhamel qui se délecte du suspense insoutenable. Ce drôle de personnage aux cheveux grisonnants, à la barbiche blanche accompagnée de sourcils épais, affiche un sourire énigmatique. Dans un ultime souffle, suivant une énumération de professions aussi improbable qu’impressionnante, l’homme au dictionnaire annonce un prénom singulier, presque trop singulier : Bruno Latour. Presque trop singulier car ce nom ne fait pas de bruit, il est simple et silencieux, tout l’inverse du personnage. Un visage, un nom, qu’en est-il de l’homme en lui-même ?

 « Vous êtes des extraterrestres car vous êtes des milléniaux ». L’étonnement et la surprise se lisent sur nos visages. Revenons au sens du mot « extraterrestre » selon M. Latour : qui n’a pas les pieds sur terre, qui n’y est pas attaché. Comment ne peut-on pas être attachés à la terre, nous qui subissons les effets du changement climatique ? C’est la technologie qui nous éloigne de cette terre, que l’on appréhende désormais à travers l’écran de notre téléphone. Ainsi, dans un ton qui se fait de plus en plus grave, il nous explique notre défi, en tant qu’élèves de Sciences Po : répondre au problème colossal du changement climatique planétaire. Colossal, on l’aura tous compris, est son mot préféré. « Ce n’est pas un exposé sympa » poursuit-il, contrastant ce commentaire ironique d’un regard paternel. La terre se meurt sous nos yeux, comment dévoiler cette vérité autrement ? Ses yeux à lui sont doux et calmes, il se doute que l’on ne peut résoudre ce problème seulement avec de la bonne volonté et de l’espoir. Il ne s’adresse pas à nous par hasard, au contraire, tout cela est réfléchi car la terre entre en politique. Et cela, pour la deuxième fois de notre histoire, après la révolution scientifique galiléenne du XVIIème siècle, ayant engendré un bouleversement religieux. Le titre de son exposé, « les politiques de la Terre », prend désormais tout son sens.

 Le qualificatif « éclaireur » est bien choisi par M. Duhamel. En effet, sa pièce de théâtre Cosmocolosse, écrite en 2013 en collaboration avec Chloé Latour et Frédérique Ait-Touatti, se veut novatrice : le « cosmocolosse » est en réalité une entité vivante, d’origine humaine, conséquence de notre capacité à modifier en profondeur la terre. Pollution, déchets, réchauffement climatique constituent celui-ci. On peut ainsi parler d’allégorie de l’anthropocène, allégorie devenue réalité incontrôlable. Aujourd’hui, cette situation révolutionnaire, dont la cause est ce « cosmocolosse », se veut paradoxale : il s’agit d’une révolution que tout le monde subit et provoque. Silence dans l’amphithéâtre. On peut difficilement être insensible à cette réflexion poussée plus loin que l’antagonisme classique écologisme-capitalisme.

Dans une seconde partie, basée sur les solutions possibles face à ces nouveaux défis politiques, M. Latour renfile son costume d’humoriste. « On ne va pas tous mourir, c’est une bonne nouvelle » lâche-t-il au milieu de rires étouffés. Plus sérieusement, il fait le constat alarmant d’un désaccord planétaire : on n’est pas d’accord sur le monde dans lequel l’on vit. Reprenant les parallèles historiques, il compare cela à la guerre de ‘40, « curieux mélange de mobilisation totale et de calme total ». Mobilisation totale sur les réseaux sociaux, avec l’exemple récent de l’Amazonie, et calme total dans la mesure où les actions politiques et publiques sont lentes et peu efficaces, à l’image de Donald Trump. Cela est lié, selon lui, à la corruption de l’espace public et plus particulièrement à la désinformation sur la situation climatique. En effet, à l’ère des fake news et du brainwashing politique en vue des réélections, il est difficile d’accéder à de réelles informations fournies par des spécialistes et journalistes compétents. Pour y remédier, il faut « mettre en bulle les énoncés flottants », un de ses concepts célèbres. Cela signifie qu’il faut attribuer aux énoncés simplificateurs et mensongers un locuteur, un interlocuteur et une situation cohérente d’interlocution : il faut situer dans le temps et l’espace les énoncés médiatiques tout en leur donnant un caractère neutre, scientifique, et non catégorique. Cela favorise une pensée construite et réfléchie et plus généralement permet de ne pas céder au climatosepticisme. La mise en bulle des énoncés flottants est une des solutions, selon M. Latour, pour s’accorder sur la vérité à laquelle l’on est confronté.

Connaître la terre sur laquelle on marche, vit et respire n’est qu’une première étape dans la résolution de cette urgence climatique. Contempler silencieusement nos pas sur cette terre, qu’il faut désormais protéger, est simple, mais essentiel pour renouer le lien a cette terre que l’on a perdu au profit de la technologie. Se plonger dans la littératerre de M. Latour permet de se confronter différemment au « cosmocolosse » que l’on a créé.