Interview de Mathias Vicherat – Partie 2/2 : “Dans ce contexte de temps troublés, de vérité alternative, Sciences Po doit avoir un rôle à jouer encore plus fort dans la cité”
Dix mois après les révélations de l’affaire Duhamel et à l’issue d’un processus de sélection qui a fait couler beaucoup d’encre, Mathias Vicherat, ex-secrétaire général de Danone, a été nommé directeur de Sciences Po et administrateur de la FNSP le 19 novembre dernier. La Péniche l’a rencontré le 6 décembre au cours d’un entretien. Gouvernance, violences sexistes et sexuelles, vie étudiante, financement etc., le nouveau directeur s’exprime sur les enjeux qui traversent l’institution et les réponses qu’il compte apporter.
- Vous évoquez dans votre projet l’augmentation du nombre de membres de la faculté permanente, qui serait un élément important d’attractivité. Est-ce que vous avez des idées concernant les post-doctorants, qui en général, ont le plus de difficulté pour s’insérer dans le monde académique ?
Oui, à partir du moment où Sciences Po est une université internationale de recherche et ambitionne de l’être de plus en plus, il faut évidemment que la dimension recherche soit renforcée. Cela passe par une série de choses. Tout d’abord, par l’augmentation de la faculté permanente. J’ai dit dans mon programme que je souhaitais l’augmenter de 30% dans les cinq ans à venir. Cela veut dire, évidemment, un effort budgétaire. Nous réfléchissons à la manière dont nous pouvons renforcer nos liens avec le CNRS, parce que les chercheurs qui en sont issus sont mis à disposition de l’école avec une charge d’enseignement pour venir enrichir les rangs enseignants et de la recherche.
Cette ambition s’accompagne de nouveaux champs d’enseignement et de recherche, comme la transition écologique et transition numérique, qui doivent être plus au cœur des programmes des étudiantes, des étudiants. C’est un enjeu de citoyenneté, mais également un enjeu de débouchés professionnels. Aujourd’hui, on ne peut plus sortir d’une école comme Sciences Po sans avoir eu un enseignement sur les transitions numériques et écologiques. Cela ne veut pas dire devenir des climatologues ou des datascientists, mais avoir au moins une formation là-dessus.
Concernant les post-doctorants, il faut en discuter avec l’école doctorale pour mieux comprendre la manière de faire. Dans tous les cas, c’est vrai que renforcer la capacité de recherche de l’école passe aussi par les post- doctorants. C’est évident. Donc embaucher me paraît essentiel. De la même manière, j’ai aussi l’ambition que l’on ait plus de contrats doctoraux. Aujourd’hui, on a un nombre de contrats doctoraux qui n’est pas assez assez élevé. J’en ai parlé avec les représentants des doctorants.
- Pour poursuivre sur le domaine de la recherche quand nommerez-vous le ou la Provost ?
Je souhaite que ce soit un processus, encore une fois, collectif. Je pense lancer en début d’année, le dispositif de recherche dans le cadre de ce qu’on appelle les « search committee » qui sont utilisés notamment pour la nomination des doyens de l’EAP et de PSIA. Ce sera un « search committee » assez large parce que l’intéressée doit comprendre les mondes de l’enseignement et de la recherche. Il faut donc avoir des membres de ce comité qui sont en capacité de pouvoir attirer des talents et de les juger au regard de l’enseignement et de la recherche. Concernant la date exacte, cela dépendra de qui l’on trouve et de la disponibilité.
- Vous avez déjà évoqué les Alumni et Pascal Perrineau. Dans votre projet, vous souhaitez augmenter la part de financement provenant de dons d’alumni. Comment allez-vous faire pour les attirer et les convaincre ?
Oui, c’est une très bonne question. Aujourd’hui, il y a 8000 alumni actifs, alors qu’il y a 90 000 anciens élèves de Sciences Po. On a, par rapport à d’autres écoles comme HEC et Polytechnique, un nombre d’alumni actifs, moins important. Mon idée, c’est d’abord de pouvoir les associer davantage à la stratégie de Sciences Po. Les modalités sont à définir. J’ai souhaité, très rapidement, avec Pascal Perrineau pouvoir les rencontrer le 8 décembre dernier en Boutmy. Ça me paraît vraiment important de les entendre dans toute leur diversité, parce vous avez des alumni qui ne sont pas de la même génération et qui ont des parcours professionnels très divers. J’essaie de voir comment ils pourraient davantage passer d’un sentiment d’appartenance affectif, à un sentiment d’appartenance effectif. Parce qu’on a tous l’alma mater en nous, on veut tous faire des choses pour notre école, mais l’on ne sait pas forcément comment. Il faudra donc trouver toutes les opportunités, les mécanismes, pour faire en sorte qu’ils aient envie de s’impliquer et notamment financièrement parce qu’il y a quand même un sujet financier. Si la moitié des 90 000 donnait 100 euros par an, en tant qu’anciens, vous voyez ce que cela pourrait représenter. Maintenant, il faut qu’on ait avec les alumni quelque chose qui accroche et qui donne envie. Pour moi, il faudrait donc beaucoup plus les impliquer, faire en sorte que l’on ait peut être des programmes, soit des événements, soit de formation continue, qui leur soient offerts ou proposés. Il faut qu’on réfléchisse à la manière de les attirer davantage à nous. Et j’aimerais les consulter une fois par an sur la stratégie de Sciences Po.
- Pour continuer sur le sujet des financements, vous avez dit que le financement par des grandes entreprises était nécessaire. Est-ce que vous comprenez que certaines personnes puissent être gênées par le fait que certains groupes, comme Vivendi aujourd’hui sachant la place qu’occupe le groupe dans la campagne présidentielle, puisse financier Sciences Po ?
Il faut pouvoir regarder les choses de manière à la fois pragmatique et raisonnée. Nous avons besoin de l’argent d’entreprises et de grands donateurs pour Sciences Po. Je vais me battre pour que la dotation de l’Etat augmente, mais elle n’augmentera pas de manière exponentielle. Par ailleurs, je ne souhaite pas augmenter les droits d’inscription, parce que quand vous avez jusqu’à 18 000€ pour un master, c’est un niveau important. Prenons garde à être vraiment dans une forme d’éthique et de responsabilité collective.
- En ce qui concerne la transition écologique, vous y accordez une grande place dans votre projet, vous proposez de nombreux supports pédagogiques pour traiter la transition écologique au cours de la scolarité des étudiants. Avez-vous également une ambition, pour décarboner l’école et son fonctionnement ?
Je trouve que ce qui a été fait dans le cadre du MakeItWork depuis 2015 est bien, mais n’a pas été suffisamment suivi d’effets sur les pratiques de l’Institut. Je crois qu’il faut qu’on se fixe une date pour une ambition 0 carbone, ça me paraît essentiel. Je crois aussi que l’on a besoin d’avoir réellement une approche systémique pour les ambitions de RSE de Sciences Po. C’est la raison pour laquelle j’aimerais que Sciences Po devienne une université BCorp, la première université B Corp au niveau européen. Il faut avoir une approche d’ensemble mêlant le social, l’écologie et la gouvernance.
- Lors de votre Grand oral, vous avez évoquez une question qui traverse aujourd’hui le monde académique : le fait d’empêcher un intervenant de venir dans une université pour des idéologies pouvant être jugées problématiques et incompatibles avec les valeurs républicaines et démocratiques. Concrètement, si Eric Zemmour devait venir dans notre établissement dans deux semaines, comment vous positionnerez-vous ?
J’ai déjà répondu au grand oral, donc si vous voulez que je réponde la même chose qu’au grand oral, je peux répondre la même chose. Il y a deux possibilités sur lesquelles il faudra s’interroger quand le sujet se posera. Soit, Sciences Po considère qu’il y a des candidats qui sont souhaitables et d’autres non. Soit si l’on considère que l’on est dans une forme de cycle présidentiel et que tous peuvent s’exprimer, il faut qu’il y ait un cadre défini à l’avance collectivement, avec les étudiants, et qu’on l’impose aux candidats. Sciences Po ne peut pas être un lieu de meeting politique, nous ne sommes pas que des murs, nous sommes une école du savoir. Il faut donc qu’il y ait une forme de contradiction scientifique, que ce soit sur les programmes économiques, sur des sujets historiques ou juridiques. Je n’ai pas à ce stade de réponse là-dessus, il faudra que ce soit discuté avec tout le monde mais j’ai la conviction que nous devrions retrouver une forme d’éthique du débat avec un cadre scientifique.
- Un autre débat qui traverse l’Université est celui des libertés académiques. Comment vous positionnez- vous par rapport au discours mettant en garde contre des libertés académiques en péril, et d’autres dénonçant certaines idéologies qui viendraient “gangréner” le débat universitaire, en l’occurrence, le “wokisme” ?
Je pense que Sciences Po doit être le lieu du pluralisme. Mais le pluralisme, ça s’organise dans un cadre défini. Je refuse toute forme de menace et de contrainte, je serai intraitable. C’est inadmissible de ne pas laisser une idée s’exprimer, avec des menaces physiques, du cyber-harcèlement etc. Nous sommes dans une école plurielle libre, l’école libre des sciences politiques. Simplement, il faut organiser ce pluralisme et toutes les expressions doivent pouvoir s’exprimer dans un cadre démocratique, sauf celles évidemment qui relèvent de la loi, que ce soit le révisionnisme, ou le négationnisme.
Les libertés académiques, c’est absolument essentiel et d’ailleurs, je trouve qu’on a parfois une conception de la liberté académique essentiellement nationale. J’aimerais aussi parler des cinq chercheurs afghans que nous allons accueillir en début d’année. C’est aussi ça Sciences Po, la possibilité d’avoir des chercheurs qui sont empêchés réellement d’exercer leur profession d’enseignants chercheurs dans leur pays.
Sur les libertés académiques, il devait y avoir la semaine des libertés académiques en janvier 2021. Elle n’a pas pu se tenir à cause de la crise sanitaire. Je pense que c’est vraiment très important qu’elle puisse se tenir et qu’on puisse avoir un dialogue là-dessus, en particulier dans le cadre des 150 ans en 2022.
- Sciences Po a atteint le fameux 2e rang du QS pour la recherche en politique et en relations internationales. Comment continuer à faire rayonner l’école à l’international ?
Il y a beaucoup de classements dans lesquels il est très difficile d’entrer. Vu la taille de notre faculté permanente et le fait que notre école est spécialisée en sciences sociales, il nous est compliqué de figurer dans le classement de Shanghai par exemple.
En revanche, le QS ou le Times Higher Education peuvent être des éléments d’orientation pour être attractif. Je crois par ailleurs, pour revenir à ce sujet, que si nous réussissons à devenir une B Corp, en termes d’attractivité à l’étranger et aux États-Unis ainsi que dans tout le monde anglo-saxon, ce serait très reconnu.
- Est-ce que Sciences Po peut et/ou doit jouer un rôle pour résorber la défiance politique généralisée au-delà de ses murs ?
Oui, je pense que l’on a un rôle de vigie et de citoyenneté. Je suis intervenu à la 13e édition des journées sur les pratiques journalistiques, et je pense que Sciences Po a un rôle notamment dans la formation des journalistes, puisque, pour faire du fact checking, il faut aussi avoir une bonne culture économique, historique… et Sciences Po forme à cela. Dans ce contexte de temps troublés, de vérité alternative, Sciences Po doit avoir un rôle à jouer encore plus fort dans la cité, et c’est pour ça que je pense que les chercheurs de Sciences Po, leurs ouvrages, devraient être encore plus présents dans le débat public.
Cet entretien a été relu et amendé par l’intéressé.
Interview menée par Lisa Guillemin et Yann Messager