Faire du théâtre au 27 : les comédiens sciencepistes, entre ambitions et réalité

Les comédiens dont Romane Bouguerouche (à gauche) dans la pièce Pas de seconde chance pour les morts du sciencepiste Yrieix Denis
Les comédiens dont Romane Bouguerouche (à gauche) dans la pièce Pas de seconde chance pour les morts du sciencepiste Yrieix Denis

Du terrible entretien d’admission jusqu’au Grand O qui marque la fin du master – en passant par les exposés, débats, ateliers et autres prix d’arts oratoires – l’éloquence est au cœur des études à Sciences Po. Ainsi, ce n’est pas par hasard si certains diplômés de l’école choisissent la scène plutôt que les bureaux.

Le théâtre c’est la vie”, vous dira Romane Bouguerouche, sciencespiste et comédienne. Mais le monde du théâtre est aussi très fermé. C’est un parcours exigeant et risqué. Et pourtant, plus nombreux qu’on ne le croit sont les étudiants du 27 qui rejoignent les planches. Suivons-les.

 

Lever de rideau sur le théâtre à SciencesPo

L’expression orale, l’expression de soi, la prise de parole en public sont autant d’armes que les étudiants apprennent à forger à l’IEP. Les techniques oratoires sont d’ailleurs tout l’objet du stage d’intégration, première étape du parcours sciencespiste. Rien d’étonnant alors si le théâtre a réussi à se faire une belle place au 27.

Au collège universitaire, dès le deuxième semestre de la première année, de nombreux cours de théâtre sont proposés dans le cadre d’ateliers artistiques obligatoires. Pour les autres, les masters ou ceux qui en demandent plus, s’ajoutent des cours optionnels proposés par le BDA.

Le théâtre vit aussi entre nos murs grâce à l’association Rhinocéros, créée en 2009. Romane, étudiante en 2A, avoue avoir choisi Sciences Po en grande partie parce qu’il existait une telle association. À l’origine, Rhinocéros rédigeait et mettait  en scène une unique pièce de théâtre pendant l’année dans le but d’être jouée à Avignon l’été.

Aujourd’hui Rhinocéros, c’est plus de cinq projets de mise en scène différents pour l’année 2014-2015, mais aussi l’organisation de master class,  d’ateliers d’improvisation, de cours de théâtre dans des lycées ZEP et dans des prisons avec Génépi.

En tête de leurs priorités, «encourager les initiatives artistiques de tous les étudiants de Sciences Po ». Une opportunité qu’a saisie Vincent Calas, qui a pu cet été jouer un mois au festival off d’Avignon, évènement théâtral immanquable. Dès lors, ce sciencespiste en M1 Affaires publiques section culture parle de Rhinocéros des étoiles plein les yeux. Tout comme Romane, dont le projet de mise en scène de Liliom de Ferenc Molnar en collaboration avec Morgane Janoir vient d’être sélectionné par l’association pour sa programmation annuelle.

Vincent (1)
Vincent Calas interprète le personnage principal d’Hamlet Machine de Heiner Müller, pièce jouée pendant un mois à Avignon.

 

Ouverture d’esprit et ouverture internationale à SciencesPo : coup de théâtre dans l’enseignement supérieur français

Au-delà du plan purement artistique, la multidisciplinarité et l’accès à l’international de SciencesPo favorisent d’un certain point de vue l’essor du théâtre dans l’école. Il s’agit d’un point très important pour Léonie Simaga, sociétaire de la Comédie Française et diplômée de Sciences Po : « le théâtre doit sans cesse faire l’effort de se rattacher au monde, c’est essentiel ».

La comédienne loue d’ailleurs le travail de Richard Descoings à ce propos. Les rencontres, les conférences avec des personnalités issues de tous les milieux, les stages et les partenariats avec des universités à l’étranger sont autant de moyens de partir à la rencontre du monde comme de soi.

Et c’est ce travail d’ouverture, d’extériorisation qui enrichit le comédien. Paul Foncescani, comédien et dramaturge fraîchement diplômé d’un master Affaires publiques en section culture est parti au Japon pour sa troisième année, après un Collège Universitaire au campus du Havre. Son amour pour cette région se ressent dans son théâtre. Le nom du collectif qu’il a créé, “Ukiyo”, qui signifie « monde flottant », est un terme poétique qui invite au voyage.

Sciences Po est selon Léonie Simaga un apprentissage « qui rend apte à tout faire ». L’école forme des élèves méthodiques et cultivés, en y enseignant les sciences humaines. Ceux-ci ont « une tête bien faite et bien remplie ». L’accès au savoir est direct, l’orientation et la synthèse y sont libres. Ainsi, Léonie Simage décrit l’IEP comme « une école hybride », entre faculté et Grande École, qui laisse toute sa place au débat. Les diplômés sont curieux et ouverts, ils n’ont pas de profil type.

 

Éric Ruff (Pyrrhus) et Léonie Simaga (Hermione) dans "Andromaque". © Pacôme Poirier /Wikispectacle
Éric Ruff (Pyrrhus) et Léonie Simaga (Hermione) dans « Andromaque ». © Pacôme Poirier /Wikispectacle

 

« Le théâtre, c’est la politique »

Paul, aujourd’hui acteur et dramaturge, s’est toujours intéressé aux liens entre les lettres et la politique, à la place de l’homme dans le monde et dans la société. L’IEP lui a donné des certitudes quant à l’écho de ce message, mais lui a aussi fourni des bases méthodiques et militantes, nécessaires à la mise en scène. Selon lui, le théâtre est une forme d’engagement comme un autre.

Ainsi, lors de son M2, Paul a écrit deux pièces. L’une d’elle, Mon ami n’aime pas la pluie, a remporté le prix du public au festival Rideau Rouge organisé par Sciences Po ainsi que le Prix de littérature dramatique francophone des lycéens de Villepinte. Nous avons pu assister à une représentation dans la salle du Proscenium. Ce fut une véritable immersion dans un huis clos exotique et émouvant. Le thème principal de la pièce est l’intégration. L’étranger peut-il à lui seul faire trembler tout un royaume ou n’ébranle-t-il pas seulement un système défaillant à l’origine ? L’interrogation est d’actualité, et bien sûr politique.

Pour Léonie Simaga également, le théâtre est éminemment politique. Il est raccordé au monde, il est la Cité, le vivre ensemble, la mise en scène du Bien et du Mal. Pourtant, paradoxalement, le monde du théâtre est confiné. Il encourage à se concentrer sur soi, comme matière, comme outil de travail. Ainsi, le corps peut s’épuiser.

C’est pourquoi Léonie Simaga s’interroge quant à une reconversion.Elle exprime une volonté d’agir différemment, car selon elle jouer c’est déjà agir. Elle désire se reconnecter au monde et envisage donc de partir à l’étranger ou de s’engager en politique, pourquoi pas de tenter les concours administratifs. Une alternative à sa première forme de militantisme, le théâtre, rendue possible par son diplôme de Sciences Po.

Représentation de "Mon ami n'aime pas la pluie". Source : http://toutelaculture.com
Représentation de « Mon ami n’aime pas la pluie ». Source : http://toutelaculture.com

 

Le master Affaires publiques section culture : la fin d’un dilemme cornélien pour nos comédiens ? 

La plupart des comédiens que nous avons eu la chance de rencontrer s’intéressent ou sortent de cette filière. C’est une « formation au management des établissements publics culturels nationaux ou locaux ». A l’origine un master à part entière, il a fusionné avec le master Affaires publiques (AP).

La filière culture est assez théorique, généraliste et très exigeante. Elle introduit quelques rares artistes au milieu de futurs énarques. Selon Paul, elle donne les clés pour supporter un véritable projet, à condition d’en avoir un. Justement, Paul en plus d’être comédien est aussi et surtout responsable du collectif Ukiyo qu’il a fondé lors de son M2. Il fait donc  beaucoup de communication et d’administration. Grâce à son master, il a les outils qui lui ont permis de financer et de lancer son projet. Il profite des contacts et des conseils issus de ses stages, puisque selon lui la vraie richesse de la filière réside en ces expériences professionnelles.

Les stages hors les murs sont en effet fortement encouragés par Sciences Po entre les deux années de master. Durant sa césure, Paul travaille au Centre National du Théâtre (CNT), puis au théâtre national Gérard Philippe de Saint Denis. Si son premier stage est plus axé sur la recherche, son second le confronte au terrain : il doit suivre des spectacles, gérer leur communication, aller à la rencontre de différents publics. Cela lui permet d’étoffer son réseau : rencontre d’artistes, d’administratifs mais aussi de jeunes qui se découvrent une passion. Des rencontres précieuses dans un monde fermé comme celui du théâtre, d’autant que Paul a consolidé deux autres réseaux solides avec les petites promotions du Havre et de la filière culture.

Mais Sciences Po ne suffit pas. Paul et Léonie Simaga ont bien insisté sur ce point : il faut de la technique, il faut apprendre à faire du théâtre, à plein temps. Nos deux comédiens ont eu deux parcours différents. La sociétaire de la Comédie Française, une fois son diplôme obtenu, souhaitait faire « une pause » après six années d’études éprouvantes. Elle entre alors au studio-théâtre d’Asnières pour passer l’examen d’entrée au Conservatoire National Supérieur (CNS), qu’elle obtient. De cette pause naît une carrière, puisque qu’elle devient peu après sa sortie sociétaire à la Comédie Française.

Paul, quant à lui, a fait le choix – qu’il ne recommande surtout pas ! – de faire des études de théâtre en parallèle de son master. Il négocie avec le responsable du Master Affaires Publiques à SciencesPo, Florent Parmentier,  pour aménager sa scolarité. Cela lui permet de suivre une formation intensive de comédien/metteur en scène, au Laboratoire de Formation au Théâtre Physique de Montreuil, soit un excédent de trente heures de cours par semaine sans compter les « devoirs ». Le dramaturge conseille donc vivement de suivre une formation de comédien après le master.

 

Campagne de recrutement de Rhinocéros, la compagnie de SciencesPo.
Campagne de recrutement de Rhinocéros, la compagnie de SciencesPo.

Passer le cap de la rampe

Avant Sciences Po, les étudiants ou ex sciencespistes interrogés ont tous fait du théâtre (ou presque) depuis leur plus jeune âge. Romane commence à l’âge de trois ans, tandis que Lucas Bouissou, élève en 2A également membre de Rhinocéros, entre à l’école du Lido à Toulouse pour faire du cirque moderne à quatre ans. Léonie Simaga, sociétaire de la comédie française, en avait fait son passe-temps depuis l’école primaire. Pourtant, pour eux, le théâtre reste un loisir et ne s’est jamais imposé comme une vocation. Jamais cette dernière n’aurait imaginé devenir un jour comédienne avant de l’être pour de bon.

C’est bien Sciences Po qui motive leur création et leur autonomie. Lorsque Léonie Simaga parle de ses études à l’IEP, elle revient sur la pièce qu’elle a pu mettre en scène et jouer une en Boutmy avec son groupe d’amis. Grâce à la riche vie associative de l’IEP, les étudiants se voient accorder l’opportunité de monter des projets comme de véritables professionnels, et ce dès leur première année d’étude. Dans le milieu du théâtre, c’est particulièrement novateur : des étudiants à peine majeurs mettent en scène et rédigent des pièces, qu’ils jouent par la suite dans des théâtres parisiens ou avignonnais.

Il y a donc une forte responsabilisation des étudiants, comme par exemple pour la treizième édition du festival du Rideau Rouge, organisée par Lucas Bouissou et Bertrand Brie du BDA. Paul Foncescani quant à lui était animateur d’un atelier de théâtre et président du BDA au campus du Havre. Mais il a vite senti le besoin de se spécialiser, de passer de professeur amateur à professionnel… On connaît la suite.

Pourtant faire du théâtre, c’est s’engager sur un terrain glissant. Travailler sur scène, cela inquiète la plupart des comédiens que nous avons rencontrés, d’ailleurs aucun d’entres eux n’a l’intention de passer sa vie à jouer. C’est un “milieu difficile et risqué » d’après Romane, qui nous confie rêver plutôt d’être éditorialiste de théâtre.  Et pourquoi pas ? Sciences Po permet d’entrecroiser milieu artistique et administratif et ainsi de travailler tantôt sur et tantôt en marge de la scène. Ainsi, vouloir faire du théâtre sa vie n’a rien d’insensé à Sciences Po. Cette ambition semble d’ailleurs offrir à nos comédiens de plus amples possibilités d’orientation qu’à un diplômé ordinaire. Alors, pourquoi ne pas oublier son trac et se lancer ?