Entretien avec Karine Tuil : « La littérature doit rester un espace politiquement incorrect, transgressif, totalement libre ».
Depuis septembre 2023, les pas de Karine Tuil foulent les sols de Sciences Po. Titulaire de la chaire d’écrivain en résidence pour le semestre d’automne, elle anime deux ateliers d’écriture auprès des étudiants de l’école. Autrice de nombreux romans à succès, parmi lesquels La décision (2022) ou Les choses humaines (2019), elle s’est récemment essayée à la poésie avec le recueil Kaddish pour un amour (2023). Ses écrits, bien que fictionnels, se démarquent par leur capacité à explorer les réalités de la société contemporaine. C’est pour comprendre ses méthodes de travail, son rapport à l’écriture et à la littérature en général que la rédaction de La Péniche a plongé dans son univers d’écrivaine.
Vous animez deux ateliers d’écriture à Sciences Po ce semestre, pouvez-vous nous donner vos impressions sur cette expérience ?
J’avoue que c’est une expérience très très enrichissante. Je pourrais même dire que c’est une expérience exceptionnelle, à plusieurs niveaux.
D’abord parce que c’est la première fois que j’enseigne – j’ai animé un atelier d’écriture pour Gallimard mais ce n’étaient pas des étudiants. C’est aussi la première fois que je suis vraiment en contact, sur le temps long, avec des jeunes d’une vingtaine d’années. Pour le Goncourt des lycéens j’avais rencontré beaucoup de lycéens et par la suite j’étais allée dans des classes, mais des étudiants de 20/22 ans, c’est la première fois.
Et c’est passionnant. D’abord il y a ce rapport à l’écriture : je ne pensais pas être en face d’étudiants qui allaient être aussi investis, qui allaient vraiment se prendre au jeu, qui réfléchiraient à un vrai projet personnel d’écriture. Et c’était mon but : même si je leur apporte des textes à lire et à étudier, parce que je veux les confronter à la littérature contemporaine, mon ambition était de les amener à révéler des choses d’eux-mêmes. D’ailleurs le premier cours je leur ai demandé : qui veut être écrivain ? Un ou deux avaient levé la main. Et maintenant beaucoup travaillent sur des projets personnels, m’envoient leurs textes … Participer à cette création commune est très stimulant.
Je savais que j’allais rencontrer des élèves curieux, intellectuellement stimulants, parce que je connaissais la notoriété de Sciences Po. Mais ça a été au-delà. J’ai le sentiment que j’ai rencontré des jeunes qui pensent la société, qui réfléchissent à la manière de faire société … J’ai l’impression d’une cohérence : comme si des préoccupations sociétales les traversaient et que l’écriture pouvait être un des ressorts importants et stimulants de cette forme de révélation.
Concernant le fond de vos ouvrages, il est souvent question des mêmes thématiques, comme le judaïsme, mais celles-ci sont toujours introduites très différemment. Est-ce une manière pour vous de vous retrouver dans vos ouvrages ?
C’est une question intéressante, car je ne sais pas vraiment pourquoi j’écris. Je remarque que de livre en livre, il y a la question de la place que l’on occupe dans la société qui m’anime. La place qu’on occupe par son identité, sa condition sociale, le milieu d’où l’on vient … J’ai beaucoup travaillé la question des déterminismes. J’aime aller sur le terrain, rencontrer, observer les autres, confronter leur façon de vivre à ma façon de vivre et de penser. C’est quelque chose qui m’anime : comment on trouve sa place dans la société avec ses différences, ses particularités.
La littérature pour moi est une clé de compréhension du monde, plus que tout. Je n’avais pas d’objectif précis quand j’ai commencé à écrire. Je crois qu’on n’en a jamais. En réalité, c’est presque une activité instinctive, on est portés. C’est assez viscéral, ça vient du plus profond de vous-même et la difficulté réside dans la capacité à aller chercher en soi les mécanismes de cette connaissance de soi et des autres. Pour moi l’écriture est vraiment liée à l’altérité : comment est-ce que je comprends les autres et comment je parviens à me comprendre moi-même.
Justement, vos ouvrages s’inscrivent toujours dans la société contemporaine. Auriez-vous envie d’écrire un ouvrage totalement fictionnel, qui n’a rien à voir avec notre société, qui se déroulerait dans une autre époque par exemple ?
C’est une bonne question que l’on ne m’a jamais posée ! Totalement fictionnel oui, mais dans une autre époque que la nôtre j’aurais du mal. Par exemple, j’aurais du mal à écrire un roman historique. Peut-être une dystopie, à la rigueur. Mais ce qui m’intéresse est vraiment cet ancrage réel, parce cela rejoint la réflexion sur ce qui m’a amenée à l’écriture : ce désir de comprendre et de questionner la société dans laquelle je vis. La société est animée par des mouvements très violents, et l’écriture est une façon d’appréhender cette violence, un moyen de dessiner la géographie de la violence contemporaine. Pour le meilleur et pour le pire, elle propose des axes de réflexion très riches. Je ne vois pas comment aujourd’hui on peut contourner le réel.
Comment parvenez vous à associer des faits divers complexes, graves (l’attentat dans La décision par exemple) avec une part d’imagination, de romance? Sans pour autant relativiser la gravité des faits …
C’est un processus très complexe et très sensible. Je sais que quand j’aborde une réalité contemporaine aussi délicate que le viol dans Les choses humaines ou le terrorisme dans La Décision je suis sur une corde raide. C’est un numéro d’équilibriste très sensible.
D’abord cela tient à ma conception de la littérature. Je considère que la littérature est une zone de risques. Il ne faut pas être dans cette zone de confort, sinon on écrit un mauvais livre. Prendre des risques, ça fait partie du jeu littéraire. Ça ne veut pas dire de ne pas réfléchir aux conséquences de ce que l’on écrit.
Jusqu’à présent, ce qui m’a sécurisée dans cette prise de risques, c’est cet ancrage très réaliste, mon travail est très souvent précédé d’une enquête. C’est étayé de faits réels, de rencontres avec des personnes réelles. Dans cette réalité, la fiction circule alors de manière fluide. Ça me permet de développer ce qui est pour moi crucial, et que j’ai d’ailleurs retrouvé à Sciences Po : le sens du débat contradictoire, qui manque dans la société, et qui est en réalité le seul moyen d’évoluer intellectuellement. La littérature permet ça, par la confrontation des points de vue de vos personnages. Multiplier les points de vue fait que le lecteur se retrouve, et que l’on n’a pas une vision binaire de sujets extrêmement sensibles.
Pour rebondir sur cette question de la prise de risques, pensez-vous que la littérature doit-être un espace de liberté totale, où l’on peut tout se permettre ? Par exemple, quel regard portez-vous sur le débat concernant les sensitivity readers, chargés d’identifier des passages potentiellement offensants/choquants dans les livres à paraître ?
Je considère que la littérature doit être un espace de liberté totale, au point que je suis hostile à la censure (à moins que le texte soit une incitation à la pédophilie par exemple, là oui il faudrait l’interdire). Cela doit rester un espace politiquement incorrect, transgressif, subversif, totalement libre. Naturellement je suis donc assez opposée à ces sensitivity readers. Je suis même opposée à l’idée de vouloir à tout prix prendre en compte la sensibilité de chacun et la ménager.. Mieux vaut multiplier les contre-points et les points de vue, en multipliant les personnages qui ont des conceptions différentes. Sinon, ça veut dire que le livre donnerait une représentation faussée du monde, et précisément je crois que la littérature doit faire l’inverse. Elle doit offrir une représentation réaliste du monde, même si elle nous dérange.
Cioran disait « qu’un livre doit être un danger ». C’est vrai qu’un livre doit nous ébranler, il doit trouver un écho en nous. Je considère que si un texte nous met un peu mal à l’aise, c’est réussi. Parce que c’est ma conception de la littérature : ça doit nous donner à réfléchir. Donc tous ces textes un peu trop lissés, policés, pour moi ce sont des textes qui n’entrent plus dans la catégorie littéraire.
Par exemple, dans le cas de votre roman Les Choses humaines, vous n’avez pas fait relire votre texte par des personnes qui ont été elles-mêmes victimes de viol, d’agressions sexuelles ? Avez-vous pensé à sa réception quand vous l’avez écrit ?
Oui, j’ai pensé à la réception du texte évidemment. Mais comme j’avais passé beaucoup de temps à l’audience, je savais que j’étais juste. J’étais restée fidèle à la réalité humaine que j’avais côtoyée. J’avais à la fois entendu des victimes de viol – j’avais malheureusement aussi autour de moi des personnes qui avaient subi des aggressions sexuelles – donc je savais que je ne pouvais pas trahir cette parole-là, que la parole de la victime serait au centre du dispositif. Après, l’intérêt du livre était aussi de montrer l’ambiguïté et la complexité de ces affaires-là.
J’évitais donc certains écueils, mais pas tous. Pour être tout à fait honnête, je ne savais pas du tout quel allait être l’accueil du livre. On a toujours peur quand on publie : on ne sait pas comment le livre va être reçu, il n’y a pas de moyen de se protéger par avance de la critique. Il n’y a pas de pare-feu quand on écrit, puisque cela dépend aussi de l’état de la société à un moment donné. Il s’avère que le livre est sorti un an après la révolution #Metoo, et je pense qu’on était prêts pour lire ce genre de livres. . Peut-être que s’il était sorti en plein Metoo, il aurait été accueilli différemment.
Menez-vous une enquête presque journalistique avant d’écrire, comme pouvait le faire Zola par exemple ? Vous identifiez-vous à cette méthode de travail ?
Oui, Zola, Balzac, ce sont des écrivains que j’admire, ce sont des génies de la littérature française. Ils racontent la société en étant au plus près de ses effets, ses fonctionnements, ses mœurs, ses coutumes …
Je rencontre beaucoup de gens, et j’aime bien faire lire mon texte à des proches qui connaissent un peu le domaine que je décris. Pour Les choses humaines, mes deux aînés avaient à peu près l’âge du personnage et des cursus assez proches, je leur ai donc demandé de lire le livre, pour me dire si c’était crédible. Ils m’ont donné leur avis : ça ce n’est pas crédible, quelqu’un de notre âge ne dirait pas ça … J’aime bien ça, car le plus difficile est de trouver la voix la plus juste. C’est un vrai travail.
Mais même si j’ai un souci du détail, j’écris des livres de 300 pages, pas de 600 (à part L’insouciance). Donc j’aime être réaliste, mais je n’aime pas multiplier les détails, qu’il y ait trop d’éléments. J’aime bien laisser un espace au lecteur, qu’il ait aussi sa propre interprétation du texte.
Changeons un peu de sujet. En janvier dernier, vous avez publié un recueil de poèmes, Kaddish pour un amour. En quoi avez-vous trouvé qu’écrire de la poésie est différent qu’écrire de la prose ?
J’ai commencé par la poésie, à dix-neuf ans, avant d’écrire du roman, donc j’avais toujours eu ce goût pour la forme poétique ; j’ai toujours lu de la poésie.
Mais je n’en écrivais plus. Pour moi, la poésie c’était l’art supérieur, j’avais donc une sorte de gêne à tester cette écriture poétique.
Mais après la publication des Choses humaines et de La décision, qui ont rencontré un certain écho dans les médias, j’avais envie de revenir à mon matériau : le mot dans sa forme la plus pure. Dans toute sa sobriété, sans aucun enjeu médiatique – puisque je savais très bien qu’avec de la poésie j’aurai un lectorat plus restreint, que médiatiquement je n’aurai pas le même accueil. C’était aussi une façon pour moi de revenir à l’essentiel, à une forme de modestie et d’humilité, qu’implique l’écriture.
Et puis c’était aussi une façon de se remettre en danger. Je savais que je n’étais pas du tout attendue dans cet univers-là. J’ai écrit ces poèmes, qui sont des réflexions sur le deuil d’un amour, sans réfléchir en réalité. C’était une sorte de nécessité impérieuse, l’écriture de ce recueil. Et depuis j’encourage beaucoup autour de moi, notamment les plus jeunes, à lire de la poésie. Souvent, je rencontre des jeunes qui me disent « je ne lis plus de romans ». Je leur réponds qu’ils peuvent lire de la poésie ! Même une page le soir. Un poème de Paul Éluard, René Char, Aragon, tout de suite ça crée une tension très forte.
Est-ce que les faits divers sont pour vous une manière de remédier à l’angoisse de la page blanche ?
C’est assez mystérieux le processus d’écriture, je ne pourrais pas vous donner une seule réponse. Parfois le livre naît de la lecture d’un article de presse, parfois d’une rencontre, d’un sentiment profond, d’un ressort personnel. Je n’ai pas de clé pour analyser mon travail.
Par exemple, après La décision, j’ai commencé un travail autour de la justice une fois encore, puisque je voulais écrire une sorte de trilogie. J’ai travaillé pendant trois mois, j’ai fait une enquête. Et après je n’ai pas pu écrire. Je n’y arrivais pas, ça ne m’inspirait pas. Je suis partie sur autre chose, de la fiction pure.
Avez-vous des rituels d’écriture ?
J’aime bien écrire le matin, et écrire chez moi. Je n’arrive pas du tout à écrire quand il y a du bruit, d’autres personnes. L’idéal, c’est aussi d’être comme en immersion. Je trouve toujours ça difficile d’écrire quand dans la journée on a un déjeuner, qu’on sait qu’on va voir des gens …
Car on sait que l’écriture est aussi un état d’immersion en soi-même. Un peu comme les acteurs : quand ils interprètent un rôle, ils doivent parvenir à trouver en eux-mêmes la capacité de devenir la personne qu’ils vont incarner. L’écrivain c’est pareil : il doit chercher au fond de lui-même, en utilisant ses propres émotions, pour nourrir les émotions de quelqu’un d’autre, un personnage de fiction, ou ses propres émotions si c’est de l’auto-fiction. Mais cela nécessite une sorte de déséquilibre personnel. Vous êtes forcément ébranlé(e).
D’autres écrivains vous inspirent-ils, dans leur manière de travailler notamment ?
Oui, il y en a beaucoup. C’est à différentes périodes de ma vie que des écrivains ont joué un rôle important. Par exemple, quand j’étais jeune, Kafka, Camus, Simone de Beauvoir, Sartre, ont été des lectures importantes. Aussi des philosophes, comme Emmanuel Levinas. Quand j’ai été publiée, j’ai découvert d’autres auteurs que je ne connaissais pas : Gombrowicz, Philippe Roth, que j’ai découvert à la fin de la vingtaine et qui a été pour moi un auteur phare. Faulkner, Beckett. Principalement des stylistes, des voix très fortes.
Il y aussi ce que j’appelle « la littérature du réel » : Joan Didion, Stevtlana Alexievitch – son livre La supplication notamment a été pour moi un vrai choc. Dans la nouvelle génération, des auteurs comme Maggie Nelson, qui pense la question du genre. Il y en a tellement. Il y a aussi des écrivains français. Emmanuel Carrère. Michel Houellebecq aussi, j’aime son travail. Marie N Diaye…
Parfois ce sont des livres plus que des auteurs. Le livre de l’intranquilité de Pessoa m’a beaucoup marquée, Le métier de vivre de Cesare Pavese, les livres de Vassili Grossman …
En fait, j’ai lu beaucoup d’auteurs par nationalité. À un moment, je me suis intéressée aux auteurs américains, puis aux auteurs d’Europe de l’Est, puis aux auteurs sud-américains … Le domaine que je connais moins bien, c’est la littérature asiatique. Il faudrait que je m’y penche.
À quoi reconnaît-on selon vous un bon livre ? Quand vous lisez quelque chose, comment vous dites-vous que c’est de la littérature, et pas un « simple texte » ?
Tout de suite c’est une voix. Est-ce que, quand vous commencez à lire, il y a une voix, une musicalité de la langue, un ton : est-ce que c’est habité? Ça je trouve qu’on le sent tout de suite, dès les premières pages. S’il n’y a pas de voix, même si le sujet m’intéresse, je ne vais pas lire le livre.
Ensuite, est-ce que ce livre fait écho à quelque chose de profond en moi ? Est-ce que je vais être transformée par ce livre, amenée à réfléchir, à me remettre en question ? Même si ce sont des univers très éloignés de moi ! Par exemple, dans le cas de La supplication d’Alexievitch, je ne connaissais pas très bien la catastrophe de Tchernobyl. Je connaissais l’histoire, mais pas de récits de vies humaines comme ceux qu’elle raconte. Je pense aussi aux romans de David Grossman, qui apporte des réflexions sur le conflit israélo-palestinien, ce qui m’amène à lire d’autres textes – je pense au poète palestinien Mahmoud Darwish. Pour moi la littérature est très proche du questionnement. J’écris pour questionner et comprendre, même si parfois, on reste avec son questionnement.
Quand vous écrivez, vous trouvez parfois des réponses à vos questions ?
Parfois oui, parfois non. Pour La décision, je n’ai pas trouvé de réponse à mes questions. À l’origine je me posais la question du passage à l’acte, du mal, de ce qui fait qu’un individu se laisse un jour endoctriner par une idéologie mortifère … Je n’ai pas la réponse.
Ce sont des questions qui restent en suspens ; c’est vrai que la littérature ne fournit pas toujours de réponses. Ça ne veut pas dire que la littérature ne peut pas être un espace où l’on prend plaisir à sa lecture – bien que je n’aime pas le terme de divertissement quand on parle de littérature. On peut happer le lecteur par un élan romanesque, donc un certain plaisir de lecture, tout en poussant le lecteur à se questionner, à chercher en lui-même des réponses.
Est-ce qu’il y a un roman que vous auriez aimé écrire ?
Oui, il y en a. Le bruit et la fureur de Faulkner : pour moi c’est un chef-d’œuvre absolu, j’aurais adoré écrire un livre pareil. Il y a tout. La forme surtout, c’est très original. Chez les auteurs plus contemporains, je trouve que La Tache ou La contre-vie de Philippe Roth sont des livres très intéressants du point de vue de la composition, de la structure d’un roman, et de la complexité humaine qu’ils décrivent.
Propos recueillis par Lilas Bourré et Valentine Girard.
Crédits Photo : Francesca Mantovani/Gallimard