Chroniques d’une extraterrestre – Épisode 4 : Mystère et boule de gomme

Pendant deux semaines, le mail de la personne au portefeuille jaune m’a trotté dans la tête, j’étais incapable de l’ignorer et de poursuivre ma vie quotidienne comme si de rien n’était. À chaque instant un détail me rappelait cette inconnue (je l’imagine femme mais je peux me tromper) cachée derrière son clavier, étalant tout son désespoir dans ce mail au style si étonnant. À croire qu’elle vient d’une autre époque, ou d’un autre monde, un monde dans lequel il est d’usage d’écrire des mails parsemés de poésie et de figures de style. Un monde dans lequel on n’envoie pas des mails utiles mais des mails beaux. Me voilà donc en possession d’un mail étrange, perdu parmi les centaines d’autres qui hantent ma boite de réception, qui plus est, un mail n’attendant pas de réponse, elle l’écrit clairement : « Vous n’auriez pas dû m’écrire. », je n’avais qu’à classer cette affaire et passer à autre chose. Pourtant si elle m’a écrit tout cela, c’est bien qu’une partie d’elle ne veut pas rester enfermée dans sa torpeur, on ne lance pas une bouteille à la mer sans attendre de réponse. Quelle responsabilité pour moi, puisque c’était bien moi qu’elle avait choisie pour recevoir sa bouteille virtuelle… Je ne pouvais pas la laisser couler.

Les jours passant, la psychose ne faisait qu’empirer, l’inconnue était partout, chaque personne croisée n’abordant pas un large sourire pouvait être l’inconnue en détresse qui m’avait appelée à sa rescousse. La tourmente commençait progressivement à me gâcher la vie : je refusais des sorties pour éviter de culpabiliser de profiter de mes ami.e.s alors qu’elle devait dépérir, je ne cuisinais plus les plats qui me donnent le sourire pour ne pas prendre de plaisir, je ne regardais plus que des films désespérants pour entretenir mon inconfort. Je me punissais. Mais je n’arrivais toujours pas à lui répondre, toutes mes tentatives de brouillons se révélaient être trop larmoyantes, trop gnangnan, trop gentilles, ou trop méchantes (dans un accès de colère envers cette inconnue qui ne m’avait rien fait mais me plongeait dans un mal-être interrompu depuis des semaines, j’ai rédigé une version dans laquelle je lui annonçais que son comportement envers moi serait puni par des tortures affreuses de type « écoute en boucle de musique contemporaine mettant en scène des grincements de porte »).

Face à toutes ces tentatives soldées d’échec, je repoussais le moment où j’enverrai le mail, espérant avoir une épiphanie (je suivais le même mode opératoire que pour mes dissertations de philo). Mais des évènements étranges finir par me décider à lui répondre. En rentrant un soir, la porte n’était pas fermée à clef, alors que je me souvenais distinctement avoir effectué mon double-tour habituel en partant le matin. Intriguée par ce détail, qui pouvait être un oubli de ma part, je poussai la porte et m’introduisai dans l’appartement sur le qui-vive, faisant attention à chaque détail. De prime abord, rien d’anormal, tous les objets semblaient être restés à leur place, mais une atmosphère bizarre régnait dans l’appartement : je ressentais les restes d’une présence étrangère. Comme si quelqu’un était venu dans la journée.

Mais rien de volé, pas d’effraction.

Pensant que ce devait être mon cerveau qui me jouait des tours, je m’affairais à préparer le repas, et pendant la cuisson de mon met de grande distinction (deux pommes de terre coupées en deux et glissées dans le four), j’allumai la télé et cherchai dans mes enregistrements un épisode de Friends, quand je remarquai un documentaire intitulé « Les chagrins d’amour de la préhistoire à nos jours ». Pas vraiment mon style. Je suis plus documentaire sur les insectes comestibles, que documentaire sur les phénomènes de l’amouuuuur. Qui aurait bien pu déclencher cet enregistrement ? Suis-je somnambule ? Mon moi de la nuit serait-il fleur bleue ? Qui possède un double de mes clefs ? Pourquoi voudrait-on s’introduire chez quelqu’un pour enregistrer un documentaire ?

Il y avait certainement une réponse rationnelle. Mais la coïncidence avec le mail rempli de désespoir de l’inconnue était quelque peu perturbante : je ne connaissais pas la raison du chagrin de ma mystérieuse correspondante mais chagrin il y avait, comme dans le titre du documentaire. Même si ça n’avait certainement aucun rapport, je décidai ce soir-là que c’était un signe et que j’enverrai le lendemain mon mail de réponse. Ce que je fis, malgré ma grande insatisfaction face à ce mail gêné d’exister, mêlant tentatives d’humour très douteuses et volonté de montrer ma compassion et mon écoute.

« Bonjour Personne,

Je m’échappe de la protection qu’offrent les PS et PPS, qui nous font croire que nous n’affirmons pas vraiment ce que nous tapons sur le clavier, ils sont comme des propositions offertes au destinataire. Vous écrivez le fond de votre pensée dans les post-scriptums pour me faire croire qu’elle n’a pas d’importance, que je peux ne pas la lire, je ne raterai pas les informations principales du mail. C’est confortable. »

J’ai tenté une entrée en matière digne d’une grande psychologue, en relisant, je ne suis pas sûre que ma L1 de psycho ait porté ses fruits…

« Mais je suis bien contente que vous ayez décidé de vous exprimer en dehors du mail parce que ça me permet de recevoir vos excroissances comme des hypothèses, ce que j’ai décidé de faire. J’ai fait ce choix pour me protéger plus que parce que j’en étais convaincue. Je ne peux pas laisser mon esprit croire que Personne n’a plus d’espoir (j’adore les jeux de mots de grande qualité, n’hésitez pas à en glisser dans vos désolations pour me montrer qu’il reste l’ombre d’un sourire au coin de votre bouche). »

Première tentative d’humour, un avertissement suffira.

« Je vais garder le portefeuille, pas parce qu’il m’amuse, mais parce que maintenant que je sais qu’il est le souvenir d’un beau moment, je le regarde autrement. Je compatis, vous l’empêchez de réaliser son ambition première : vous rappeler ce beau moment, comme mon écharpe en poil de lama ne manque pas de me rappeler ma première balade à vélo dans Paris (mais également mon premier déraillement pour cause d’enchevêtrement d’écharpe dans la roue arrière). Alors, ça a beau ne pas être mon souvenir, j’ai le sentiment de le partager avec vous puisque votre portefeuille me l’a raconté (et oui il parle, et maintenant, vous vous dites : « dire que j’aurais pu devenir millionnaire en présentant au monde le premier objet parlant », quoique, il y a déjà Siri (en la relisant, cette blague ne me plait pas mais j’ai décidé d’être honnête avec vous, comme vous l’avez été avec moi)). »

Deuxième et troisième tentatives, j’aggrave mon cas.

« Quant à l’expression de votre désespérance (et je pèse mes mots), je ne répondrai pas parce qu’encore une fois ce ne sont que des post-scriptum, j’ai donc le droit de les ignorer. Mais aussi parce je suis convaincue (ou j’essaie de me convaincre) que poser votre anxiété sur votre clavier vous a déjà soulagé. Je ne dis pas que ça ne m’intéresse pas, mais je ne pense pas avoir les épaules ce soir pour trouver la bonne réponse, alors je me contenterai d’essayer de vous décrocher un sourire (une ligne encore meilleure que celle du père qui a décroché toutes les étoiles du ciel pour les mettre dans les yeux de sa fille (histoire très émouvante si on dépasse son utilisation commune : un père qui fait 15 ans d’études pour devenir astronaute et faire plaisir à sa fille, ça envoie)). »

Quatrième tentative, la condamnation est amplement méritée (condamnation pour humour plus que douteux).

« Bien à vous,

Lou

PS : Avez-vous pensé à prendre un chat ? J’en caresse un au moment où je vous écris et je ne conçois qu’on puisse rester triste avec un chat qui ronronne sous la main. »

En parallèle de cette tentative bancale de réponse, je décidai de commencer à mener l’enquête au sujet du documentaire mystère, et ce, en commençant par mettre en place une technique pour savoir si quelqu’un s’introduisait chez moi pendant mon absence (technique apprise dans une bande dessinée pour enfant) : je disposais un petit bout de ficelle entre ma porte et le mur. Si je retrouvais la ficelle par terre à mon retour, cela voudrait dire que quelqu’un était entré.