Voies d’Afrique : la contestation politique par le rap
Les papers et exposés rythment les dernières semaines moroses du premier semestre. Vladimir Komnenovic et Ugo Simon semblent très loin de tout cela. Ces deux élèves de troisième année sont en effet depuis début septembre en Tunisie pour réaliser un projet personnel pour le moins original : Voies d’Afrique. Tous deux passionnés de rap, ils ont décidé de partir étudier celui-ci en Afrique, dans des pays en plein bouillonnement politique : la Tunisie, le Sénégal et le Burkina Faso. Quel a été le rôle des rappeurs, ces acteurs souvent trop méconnus dans les bouleversements politiques et sociaux ? C’est ce que vont chercher à analyser toute l’année Vladimir et Ugo à travers un film documentaire qui promet d’être riche en images et en sons. Ils ont tous deux accepté de livrer leurs premières impressions à l’occasion d’une interview à Lapéniche.net.
Salut ! Alors, avant tout comment est née cette idée de partir étudier le rap en Afrique ?
Nous sommes tous les deux fans de rap et c’est grâce à cela que nous nous sommes rencontrés. Nous cherchions un endroit avec une scène rap assez méconnue, dont nous parlons la langue et où politiquement il se passait quelque chose! L’Afrique était idéale pour cela au vu des évènements récents comme le Printemps Arabe ou les élections au Sénégal. On était particulièrement intéressés par les préjugés que nous, européens, avions sur le rap africain. Dès le commencement des troubles sur place, nos journaux les présentaient comme des « messies de la révolution », des défenseurs de la démocratie. Mais nous, nous voulions voir si cela était vrai, décrypter leur véritable rôle dans la sphère publique. On voulait briser les idées reçues. Il s’agissait ensuite de faire accepter ce projet pour notre troisième année. On l’a d’abord affiné sur le plan théorique puis on a progressivement réfléchi à sa mise en place. Cela a finalement été accepté en décembre. Enfin, on a cherché à se faire connaitre en passant à la radio Nova, en créant une page kisskissbankbank et une page Facebook.
Est-ce que trouver des financements au projet n’a pas été trop difficile ?
On a cherché pas mal de bourses pour être financés, mais on ne rentrait pas dans les critères (humanitaire ou participatif). Nous étions aussi en contact avec des boîtes de production mais avec le peu d’expérience que nous avions, ils ne pouvaient pas prendre le risque de nous financer. Donc on a fait des emprunts et créé notre page Kisskissbank (site de financement participatif) ce qui nous permet d’être plus libres maintenant. On est aussi suivi de près par pas mal de gens qui nous aident et que l’on remercie beaucoup d’ailleurs.
Comment se déroule votre vie quotidienne ?
Pour le logement nous avons vécu le premier mois dans la Médina, le centre ville qui est plutôt populaire. Depuis, nous avons déménagé dans un quartier plus tranquille, où il y a davantage d’expatriés qu’auparavant. On rencontre pratiquement tous les jours une personnalité pour notre documentaire. Grâce à un contact, on obtient régulièrement les coordonnées de certains rappeurs à qui l’on parle de notre projet et de notre documentaire. On se rappelle et dès qu’il y a un concert ou un enregistrement studio, on en profite pour les filmer. Cependant on perd quand même beaucoup de temps à attendre des rendez-vous ou des nouvelles des rappeurs. Et cela ne marche pas à tous les coups. Bien sûr, on ne passe pas tout notre temps sur le documentaire : on sort régulièrement, on profite des évènements culturels comme la récente foire du livre ou certaines projections de documentaires.
Maintenant que vous êtes sur place, quelles relations observez-vous entre le rap et la politique tunisienne ?
Pour l’instant on ne peut pas dire grand-chose car c’est ce qu’on cherche à étudier dans notre documentaire : le rap avant et après tous ces événements politiques. Quoi qu’il en soit, les rappeurs sont maintenant plus ou moins libres de dire ce qu’ils pensent, même si le gouvernement abuse régulièrement de la loi qui permet d’emprisonner un individu ayant consommé du cannabis pendant un an, pour faire taire les plus contestataires. Ainsi, alors que certains groupes comme Armada Bizerta restent vigilants, craignant d’avoir des ennuis avec les autorités, d’autres ont déjà été emprisonnés ; officiellement parce qu’ils ont fumé des substances illicites mais en réalité parce qu’ils « gênent trop ». Car la plupart des jeunes fument là bas, seulement ils ne sont pas contrôlés. Le gouvernement cible donc ouvertement les contestataires du régime. Récemment, ce sont les deux frères rappeurs Madou MC et Mr Kaz qui ont du en démêler avec la justice.
Sont-ils nombreux à contester le régime ?
Avant tout il faut se rappeler que la scène tunisienne est encore très réduite. Il est vrai que la plupart des rappeurs là bas dénoncent le gouvernement actuel mais certains sont aussi apolitiques et d’autres sont clairement conservateurs. Le plus connu est El Général : alors qu’il a été en prison pour avoir dénoncé ouvertement la politique de Ben Ali, il est désormais très engagé auprès du parti islamiste Ennahda et n’hésite pas à aller à leurs meetings. Psycho M est aussi très connu pour son conservatisme, sa misogynie et son intégrisme. Même s’ils sont tous les deux très connus, il faut préciser qu’ils ne sont pas du tout crédibles auprès des rappeurs que nous avons rencontrés.
Et est-ce que vous attendez quelque chose de très différent du Sénégal et du Burkina Faso ?
A première vue ce sera relativement la même chose pour la relation rap-politique. Après on pense que la scène musicale sénégalaise est beaucoup plus propre à elle-même, et beaucoup plus vaste car le rap a commencé au Sénégal dans les années 1980 alors qu’en Tunisie, il a fallu attendre 1996. On s’attend donc à une véritable différence de maturité. On pense également que cela sera totalement différent en matière de mode de vie car la Tunisie est quand même beaucoup plus occidentalisée. Rien que le fait d’être blanc change beaucoup. Ici on peut nous prendre pour des tunisiens alors qu’il est clair que cela ne sera pas le cas au Burkina Faso. Forcement notre couleur de peau a des répercussions sur nos rencontres mais on essaie de minimiser au plus cette dimension. Et il faut préciser que ce n’est pas forcément un problème. Par ailleurs si cela a un grand impact sur notre expérience, on l’expliquera dans notre documentaire.
Votre expérience doit être pleine de rencontres…
On a en effet pu rencontrer de nombreuses personnes et d’ailleurs, nous avons été très étonnés de la facilité d’approcher ces gens. Nous sommes ainsi rentrés en contact avec des rappeurs connus comme Klay BBJ, le duo d’Armada Bizerta, Thrilla Gang et d’autres qui travaillent encore sur leur première mixtape (même si la plupart des rappeurs peu connus rappent sur des faces B). Par contre, il y a assez peu de producteurs en Tunisie. On a aussi rencontré des musiciens non rappeurs, notamment le groupe Gultrah Sound System et son leader Halim qui est très sympa, et un groupe de musique Stambali (musique du sud de la Tunisie faite pour la transe et la thérapie) qui nous a beaucoup impressionnés. Outre le milieu musical, nous avons également rencontré dès notre arrivée, des membres du projet de la caravane pour le Forum Social Mondial pour qui nous avons filmé les images de deux teasers.
Il semble que vous ayez rencontré une productrice…. Les femmes arrivent-elles à se faire une place dans la musique tunisienne ?
On a en effet rencontré une des premières Dj en Tunisie, Missy Ness, qui est également productrice. Mais elle est franco-tunisienne et vit en France. On nous a également parlé de rappeuses, mais dans la scène rap, tunisienne en tout cas, les femmes sont peu présentes.
Même si vous êtes arrivés il y a peu de temps, que retiendrez-vous de cette « première étape » ? Qu’est ce qui vous a marqué ?
Depuis qu’on est ici, notre vision du rap, de son rôle, de la scène et de notre docu a pas mal changé, ce qui est une bonne chose, car cela veut dire qu’on se recadre en fonction de ce que l’on voit et non que l’on essaie de faire entrer ce que l’on voit dans ce qu’on avait imaginé ou fantasmé. Il faut aussi préciser que réaliser un documentaire pour la première fois est particulièrement épuisant. On a en effet pu rencontrer des réalisateurs, des monteurs son, des experts mais une fois sur place, nous sommes confrontés à nous même. C’est extrêmement stimulant intellectuellement de se poser sans cesse la question : est ce que c’est bien ? Est ce que c’est le bon angle ? Est ce que c’est ce qu’on cherche à démontrer ? Mais sur la Tunisie en général, on a été particulièrement surpris par l’accueil très chaleureux. Par exemple, nous cherchions un restaurant dans la Médina et un homme n’a pas hésité à rebrousser chemin pour nous emmener dans un bon restaurant qu’il connaissait.
Merci à tous les deux pour ces impressions ! En attendant le documentaire, voici leur blog et une petite playlist concoctée par leurs soins :
Pour la Tunisie :
http://www.youtube.com/watch?v=9T5E-qVKHsY
http://www.youtube.com/watch?v=qwN69JbC1b4
Pour le Sénégal :
http://www.youtube.com/watch?v=iMeuXexuDww
http://www.youtube.com/watch?v=s-OgaZxbfw4
Pour le Burkina Faso :
http://www.youtube.com/watch?v=3EhuR_58Sj8
http://www.youtube.com/watch?v=9Vloo5GD2K8