Mai 68 à Sciences Po, second épisode : L’amphithéâtre Che Guevara
Il y a un an, La Péniche publiait un magazine papier pour ses dix ans. L’enquête d’ouverture, signée Ulysse Bellier, était consacrée à la vie de Sciences Po pendant les événements de mai 1968. À l’occasion du cinquantenaire des événements, La Péniche republie l’enquête, feuilletonnée sur toute la semaine, accompagnée d’interviews et d’encadrés.
Aujourd’hui, second épisode : L’amphithéâtre Che Guevara
Le lundi 13 mai, sous un soleil magnifique, s’ajoute à la grève générale la grande manifestation de la gauche, rassemblant Mitterrand, Mendès France et les communistes. Cette mobilisation massive fait basculer l’opinion publique en faveur du mouvement, et entraîne Sciences Po – cette fois-ci pour plus longtemps – dans la fièvre lyrique de l’occupation.
Le lendemain, mardi 14, la « vive agitation » du samedi précédant reprend place toute la journée, raconte à l’été 1968 le directeur de l’époque, Jacques Chapsal, dans la revue des anciens. Après qu’un « commando » à drapeaux rouges venant de la Sorbonne a tenté de forcer les grilles de l’Institut, fermées de justesse avant leur arrivée, les sciences-pistes prennent les bâtiments de la rue Saint-Guillaume. L’occupation durera jusqu’au 29 juin.
Sciences Po devient alors « l’Institut Lénine », l’amphithéâtre Emile Boutmy est baptisé « Che Guevara » et l’imagination s’affiche sur les murs de l’école (enfin pas directement sur les murs : la révolution oui, mais sans dégrader les bâtiments, se souvient un étudiant). Des étudiants de l’Atelier des Beaux-Arts, à 10 minutes de là sur les quais de Seine, tapissent de leurs affiches les murs du nouvel Institut Lénine.
L’école des dandys se transforme en camp sommaire, une cuisine s’organise, on apporte des matelas. « Il y avait des discussions partout », raconte Jean-Alain Rault, un brin nostalgique. « On y dormait la nuit, on avait des réunions dans les salles où on écoutait des chants révolutionnaires, beaucoup de chants latino-américains. Ça a été ma découverte de la culture révolutionnaire. »
Une future énarque raconte « des gens qui levaient le poing mais se trompaient de main ».
« Une nuit, continue-t-il, poussé par la curiosité, je suis monté dans l’escalier d’honneur de Sciences Po, je voulais voir ce qu’il se passait dans les étages. Et là, j’ai vu un fantôme qui s’est dressé sur un lit. » L’administration avait installé un lit de camp dans le bureau du directeur, au premier étage. Dans une vidéo récente, Frédéric Mitterrand, étudiant actif à l’époque, raconte, sourire au coin, avoir « défoncé la porte » de ce « saint des saints ».
Professeurs et membres de la direction s’y relaient jour et nuit durant sept semaines pour défendre et tenir locaux administratifs, bibliothèques et standard téléphonique. Face à eux, les halls, salles de conférences et amphis sont occupés par les étudiants.
Comme partout dans le pays, les langues se libèrent, les gens se mettent à discuter, à refaire le monde. « Soudain, les relations entre patrons, cadres, employés, ouvriers, enseignants, élèves se transforment, les dialogues s’établissent », écrit Patrick Rotman dans Mai 68 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu. Grève générale pour les ouvriers, rêve général pour les étudiants, même débutants.
« J’ai trouvé que les gens de Sciences Po étaient assez comiques », se souvient une étudiante, future énarque, arrivée à Sciences Po de la fac de Nanterre, qui souhaite garder l’anonymat. « Voir des gens qui levaient le poing mais se trompaient de main, chantaient des chants révolutionnaires alors que leur famille ne l’était pas du tout – on avait plus l’impression d’une espèce de comédie. »
Certains, cependant, ont le rire jaune. Philippe Jouan est de ceux-là. Il nous donne rendez-vous au Basile, ce « lieu de perdition », autour d’un chocolat chaud. Alors en deuxième année, il habite au 59 ter, rue Bonaparte. « J’étais plutôt un gentil bourgeois de province », lâche-t-il. « Il est interdit d’interdire, la gauche prolétarienne… Moi j’étais plutôt sur l’histoire des droites en France. » Sa hantise était de se faire prendre au piège dans des petites rues comme la sienne lors des manifestations, alors régulières. « On sentait de l’hostilité » de la part des « gauchistes » de l’école, raconte le professeur à Dauphine, aussi dans l’immobilier.
Une vieille dame, un jour, passe rue Saint-Guillaume et jette un coup d’oeil à la façade de l’Institut, pleine d’affiches et arborant deux drapeaux, l’un rouge et l’autre noir. « Vous ne savez pas ce qui vous attend ! », lance-t-elle. L’archipel du goulag de Soljenitsyne n’est pas encore paru, pourtant nombreux sont ceux qui déjà connaissent cet archipel, pas aussi paradisiaque que certains à gauche voulaient le penser. Paul-Henri Ravier, l’énarque de la Cour des comptes, était déjà allé en URSS, « un pays où strictement rien ne fonctionnait, et où la présence policière était totale, absolue, permanente. De mon point de vue, c’était tout sauf un paradis. »
Dans la tête des leaders, le mouvement ne peut déboucher sur des changements réels que par le lien entre étudiants et ouvriers. Ils sont quelques dizaines de Sciences Po – de l’Institut Lénine, pardon – à être passés à Boulogne-Billancourt voir les ouvriers de Renault. Mais face à des grilles fermées, la tentative de dialogue est un échec. Il fait pourtant bon de s’afficher avec eux : un jour, un SDF du coin est porté sur la tribune de l’amphi, un carton le désigne ouvrier. Mais, complétement ivre, il urine derrière le bureau.
Suite au troisième épisode : L’assemblée générale
La fronde des chercheurs
La fronde des jeunes chercheurs du CEVIPOF, Centre d’Études de la Vie Politique Française, et du CERI, Centre d’Études des Relations Internationales, se focalise sur la gestion de la recherche qu’ils jugent « paternaliste », notamment en matière de gouvernance des laboratoires et de gestion des carrières (recrutements, promotions). Le rattachement des deux laboratoires au CNRS en 1968 permet de surmonter les différends à travers plus d’autonomie pour les chercheurs, la mise en place de conseils de laboratoire et de procédures de désignation de leur directeur.