Lou Safra : “Faire société en sciences cognitives, ça ne veut rien dire”

Biologiste de formation, Lou Safra a, depuis quelques années déjà, ses repères dans les couloirs du CEVIPOF. C’est que les sciences cognitives partagent avec les sciences sociales leur objet de prédilection : le comportement. Spécialisée sur la cognition sociale, la thèse de Lou Safra porte sur le rôle des indices faciaux dans la prise de décisions interpersonnelles.
Nous rencontrons la chercheuse
1 pour éclairer des enjeux contemporains brûlants dans l’actualité : sentiment d’appartenance, identité, choix électoraux.. Les lumières d’un champ de recherche à la croisée des disciplines devraient nous y aider. 

La Péniche : Dans sa conférence de presse suite au remaniement gouvernemental2, le président de la République Emmanuel Macron évoque l’idée d’une nation en manque de repère, une « société liquéfiée » qui a perdu ses bases communes, ses liens et ses valeurs. Du point de vue des sciences cognitives, a-t-on besoin du sentiment d’appartenance pour faire société ?

Lou Safra : Faire société en sciences cognitives, ça ne veut rien dire. En revanche, on peut se concentrer sur la coopération des individus les uns avec les autres. Pour coopérer, faut-il des bases communes, un sentiment d’appartenance ? Aujourd’hui, on sait que ce qui importe pour la coopération, c’est la confiance, d’une part, et le fait d’être prédictible, d’autre part. Le fait qu’on puisse communiquer facilement facilite aussi l’action commune. Les traditions aident également : dans une société qui les entretient, on prédit plus aisément quelle option sera préférée ou non.

Pour ce qui est du sentiment d’appartenance, on sait que c’est un mécanisme qui est très rapidement activé. Dans des expériences où l’on sépare les participants en deux groupes, on voit très vite des réactions agir au niveau de l’endogroupe et de l’exogroupe3. Concrètement, pour un visage en colère, cette émotion vous semble exacerbée si la personne ne provient pas de votre groupe. Inversement, un visage sera d’autant plus joyeux s’il est celui d’un membre du groupe dont vous faites partie.

Activé facilement, l’appartenance est aussi assez fluide. En appartenant à une pluralité de groupes sociaux, nous choisissons le groupe qui nous définit. Dès lors, on est en mesure de ne pas se sentir appartenir au groupe “France” mais à des groupes plus restreints, comme “Parisien”, “Marseillais”…

On peut considérer que s’il y a des fractures, ce serait parce que les gens ne se sentent plus appartenir au groupe un peu plus large, mais uniquement à des groupes plus petits, comme des communautés ; et ces communautés auraient du mal à coopérer avec le groupe plus large, considéré comme un exogroupe.

LP : Une question de société brûlante est celle de l’immigration. L’idée d’une division profonde, de nature entre deux groupes, source de véhémences dans les débats, voire de violences. Ce fait n’est historiquement pas nouveau (antisémitisme, ségrégation raciale, entre autres), avec, en commun, la recherche d’un bouc-émissaire à tous les maux. Comment peut-on comprendre le fait que, historiquement, ce mécanisme de discrimination fonctionne autant dans les sociétés humaines?

L.S. : Pour comprendre ces discriminations, il faut revenir à l’essentiel. En tant qu’humain, nous avons besoin de coopérer pour survivre. Et l’une des questions est de savoir avec qui. Pour tirer cette information, on peut interagir directement et observer. On peut également se fonder sur la réputation, ce qu’on dit de l’autre, les rumeurs. Parce que ces décisions doivent être prises très rapidement, on utilise souvent des informations très superficielles. Ce sont des mécanismes de prédiction du comportement de l’autre qui offrent des réponses très simples, mais parfois erronées car basées sur des stéréotypes. On le retrouve dans le racisme, le sexisme, l’homophobie… 

À quel moment vont-ils être d’avantages activés? On sait que des situations de menaces, ou des indices de pathogènes vont avoir tendance à les activer. Pour cette deuxième situation, l’explication possible, c’est le fait que les pathogènes risquent davantage de causer de nuire s’ils viennent de groupes avec lesquels vous n’étiez pas en contact. Ce qu’on assimile à l’exogroupe. Une hypothèse serait une sorte de mécanisme immunitaire comportemental de dire “non, je ne veux plus de contact avec les gens qui ne font pas partie de mon groupe”, avec des conséquences dramatiques de discrimination. On a une combinaison d’un mécanisme cognitif très basique de prédiction de comportement, sur lequel va se construire une réalité sociale qui, elle, va avoir une ampleur beaucoup plus forte.

LP : Certaines de vos recherches se sont centrées sur l’influence du physique des candidats sur les résultats d’une élection. Encore une fois, peut-on l’expliquer par cette volonté de prédiction, parfois biaisée ?

L.S. : En fait, on a des premières impressions sur tout : le visage, la voix, les habits, la façon de marcher… Une pluralité d’indices que l’on va combiner. Et sans informations plus fiables, ce sont ces premières impressions qui vont guider notre comportement. 

Si quelqu’un a l’air sympathique et que je ne sais rien d’autre, je vais sans doute aller le voir. Tandis que si un tiers me dit “non mais en fait c’est quelqu’un qui arrête pas d’arnaquer les autres”, cette information sera plus fiable que son unique apparence, et je vais m’appuyer plutôt sur cette dernière. 

Il existe aussi une troisième situation : celle dans laquelle l’individu pourrait obtenir l’information, mais qu’il n’en a tout simplement pas envie. C’est dans ce cas que les phénomènes de racisme sont le plus en jeu.

LP : Aujourd’hui, on voit que dans certaines parties du monde, le réchauffement climatique a des effets très concrets, avec des territoires dévastés et des migrations forcées. Comment peut-on comprendre le fait que, malgré tout, dans ces pays (Inde, Italie…) des leaders populistes finissent toujours par retrouver le pouvoir? Comment peut-on expliquer que l’on place des peurs peut-être plus abstraites, et notamment de l’étranger, au-dessus de peurs très concrètes sur son réel?

L.S. : On pourrait le comprendre par l’hypothèse que les leaders populistes, quand ils s’adressent à des gens qui ont peur, sont plus pertinents pour leur psychologie que des leaders non-populistes, indépendamment de leurs propositions pour résoudre les problèmes. Lorsque l’on subit une situation économique difficile, que l’on vit dans un environnement violent, on ne recherche pas la personne la plus apte à résoudre le problème, ni même une personne raisonnée. Non, ces électeurs veulent surtout avoir un leader combatif, prêt à montrer les muscles.

On l’a vu au Brésil avec Bolsonaro, en Inde avec Modi, aux États-Unis avec Trump… Des leaders qui n’aspirent aucunement à se montrer “sympathique” ou “bienveillant”, mais qui veulent exprimer du charisme, de l’autorité pour rassurer sur leurs capacités à protéger.

LP : Peut-être une forme de mismatch évolutif4 ?

L.S. : Alors selon moi pour le choix du leader on est même pas sur un mismatch évolutif. Le mécanisme n’est pas du tout pertinent au niveau de l’évolution. Quand on regarde beaucoup de sociétés traditionnelles, il n’y a pas de leader. Cette idée de choisir un chef, c’est une idée assez nouvelle. La thèse que je défends c’est qu’en fait quand on choisit un chef ce qu’on cherche c’est justement quelqu’un qui est adapté dans notre environnement. Donc en fait, là on retrouve un peu cette idée qu’on n’est pas fait pour choisir le meilleur président. Souvent on a pas une représentation concrète de la tâche que doit faire le président. Et donc on essaie de choisir la personne qui a l’air la plus adaptée à l’environnement. Enfin, c’est notre hypothèse. Si on est dans un environnement très violent, on va choisir quelqu’un qui est capable de “montrer les muscles”, supposé capable de réussir dans un environnement violent. Si on est dans un environnement beaucoup moins tendu, on va choisir quelqu’un qui est plutôt axé sur la coopération.

Cela peut expliquer l‘attirance pour les leaders autoritaires dans des situations de menaces. Même pour des leaders qui ne sont pas dignes de confiance, c’est un fait bien documenté historiquement. C’est super bizarre quand on y réfléchit, comme un leader peut exploiter votre confiance, être digne de celle-ci devrait être le trait recherché . Quand on regarde par exemple, Trump, ce n’est pas quelqu’un digne de confiance ni ne faisant semblant de l’être ! Ce n’est pas du tout une caractéristique qu’il met en avant. Mais si on pense qu’en fait les électeurs choisissent la personne la plus apte à survivre dans leur environnement c’est pas si étrange comme choix. C’est pas forcément une bonne chose d’être digne de confiance si dans votre perception de l’environnement tout le monde est en train de s’arnaquer et de se taper dessus.

C’est peut être pour ça aussi qu’il y a par exemple certains hommes politiques qui, même après avoir été condamnés, peuvent être réélus. Les gens ne disent pas forcément “non mais il a été condamné à tort”. Parfois ils s’en fichent en fait.

LP : Pour le choix du leader, des études ont montré un certain pouvoir prédictif du visage. En se basant sur la photo  du candidat uniquement, les sujets avaient une précision de 70% pour prédire le résultat des élections5. On voit mal cependant le lien entre le visage et la compétence dans un certain environnement.

LS: Les équipes ont en fait étudié des photos politiques, dans lesquelles plein d’informations tacites sont données. Regardez les photos de Trump, par exemple : sourcils foncés, absence de rire. C’est un signal. S’il souriait, il ne donnerait pas du tout la même information sur lui-même. Ces informations sont corrélées à son programme. On ne voit ni imagine quelqu’un dans cette posture qui défendrait l’ouverture des frontières ou la coopération entre pays.

C’est pour ça qu’on peut réconcilier les visage et les compétences assez facilement. Les photos analysées font partie de la communication politique de ces hommes d’Etat,une communication qui montre également leurs traits de caractères.

LP : Dans quelle direction sont amenées à évoluer les interactions entre sciences cognitives et sciences sociales ? 

L.S. : Mon impression c’est qu’en fait les sciences cognitives elles étaient très à la mode il y a 5 ans. On pense aux nudges6 par exemple. A partir de là deux mouvements se sont développés. Il y a eu un premier mouvement de rejet complet, un autre parallèle d’appropriation des connaissances des sciences cognitives par les adeptes d’autres disciplines.

C’est bien parce que la recherche s’interdisciplinarise. Mais c’est aussi important que ces spécialistes restent les enseignants dans leur spécialité. Autrement on va avoir des étudiants qui sont initiés aux sciences cognitives de plein de façons mais qui n’ont jamais eu de cours de sciences cognitives proprement dites. Un cours d’ouverture, purement sciences cognitives apparaîtra nécessairement moins intéressant alors que c’est sans doute l’approche la plus globale qu’ils auraient pu avoir de la discipline. 

L’avenir que j’espère pour les sciences sociales c’est qu’on on casse un peu les barrières disciplinaires tout en  reconnaissant la spécificité de chaque discipline. En fait, qu’on s’appuie beaucoup plus sur la question de recherche et qu’on cherche la bonne méthode pour y répondre, peu importe la discipline d’où cette méthode provientet d’avoir une réflexion critique sur les méthodes qu’on emploie. Je ne vais pas faire d’entretiens de sociologie, et je ne pense pas que les sociologue devrait basculer vers les méthodes de la psychologie cognitive. La spécificité méthodologique a de nombreux atouts. En fonction des questions qu’on traite cependant, échanger nos analyses peut être très fructueux !  Donc à la fois un renforcement disciplinaire et plus d’interactions.

LP :  Est-ce difficile à Sciences Po de plaider pour cette interaction ? Vous faites de la psychologie évolutionnaire : on a pu voir certains chercheurs évoquer la place difficile de Darwin et son héritage dans les sciences sociales. Faites vous l’expérience d’un cadre de recherche particulier ? 

L.S. : En fait, c’est vraiment plus des polémiques dans le vent. Dans toutes les disciplines, il y a des gens qui font les choses bien et d’autres moins. La psychologie évolutionnaire, elle ne cherche absolument pas à expliquer tous les comportements, encore moins à tout biologiser de manière mécanique et stupide. Évidemment, il y a eu des pressions de sélection sur des caractéristiques physiologiques, il y en a forcément eu sur le comportement. Ce que la discipline va permettre c’est de proposer des réponses à des grandes questions. 

Par exemple, comment est-ce possible que la coopération se maintienne?  Dans un jeu du dictateur7, on ne devrait rien donner, dans un dilemme du prisonnier on devrait toujours tricher. Mais ce qu’on observe c’est que la coopération se maintient tout au long de l’évolution humaine. Avec des simulations informatiques on peut tester quelles conditions sont nécessaires : punition, réciprocité… Une des réponses qui est apportée par la psychologie évolutionnaire, c’est l’importance des mécanismes de réputation et l’idée de “marché biologique de la coopération” qui stipule qu’on va choisir nos partenaires en fonction de leur réputation. À partir de là on peut tester différentes caractéristiques qui influent sur cette réputation :  la compétence, la confiance, etc. Rien qui ne fasse sauter au plafond. Après c’est un cadre de réflexion, tous les comportements n’ont pas forcément un sens évolutionnaire, on fait des hypothèses sur le comportement et on regarde le plus vraisemblable. Personnellement je n’ai jamais caché que je faisais de la psychologie évolutionnaire et je n’ai jamais eu de problèmes.

Crédits photo : Alexis Lecomte / CEVIPOF
Auteurs : Alexandre Thuet Balaguer et Arman Prangere
  1. Page CEVIPOF de Lou Safra : https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/chercheur/lou-safra.html
    ↩︎
  2. Un résumé fait par le journal Le Monde : https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/01/17/education-sante-securite-ce-qu-il-faut-retenir-de-la-conference-de-presse-d-emmanuel-macron_6211169_823448.htm
    l ↩︎
  3. Traduction de l’anglais in-group. L’endogroupe est le groupe social auquel l’individu se rattache psychologiquement et subjectivement (groupe d’amis, communauté locale, ethnicité, religion, nationalité…) Inversement, l’exogroupe (out-group) est le groupe social auquel l’individu ne s’identifie pas. L’endogroupe (in-group) est le “nous”, l’exogroupe (out-group) le “eux”
    ↩︎
  4.  En biologie évolutive, une inadéquation évolutive (evolutionary mismatch) désigne un trait avantageux dans un environnement ancestral, devenu contre productif avec le changement d’environnement. Des traits pertinents dans des petits groupes chasseurs cueilleurs peuvent devenir handicapants dans nos sociétés sédentaires où les réactions sont délayés. Le stress aigu par exemple,  mécanisme de réaction à un danger, est, à notre époque, souvent pathologique.
    ↩︎
  5. Todorov, A., Mandisodza, A. N., Goren, A., & Hall, C. C. (2005). Science, 308 (5728), p.1623-1626. Antonakis, J., Dalgas, O. (2009). Science, 323(5918), p.1183-1183
    ↩︎
  6. Concept popularisé par Richard Thaler et Cass Sunstein dans leur livre éponyme de 2008. La théorie du Nudge propose de modifier l’environnement dans lequel la décision est prise pour influencer de manière subconsciente le comportement des agents. Thaler, parmi d’autres, donne l’exemple de l’agencement des entrées dans leur self permettant d’influencer tacitement les gens vers des plats plus sains. Le concept a eu un grand succès et a aidé au développement de l’économie comportementale.
    ↩︎
  7. Expérience de psychologie sociale et d’économie comportementale ou un agent A propose un partage d’une certaine somme. Si B refuse le partage, la somme est détruite, chaque agent repart sans rien. A aurait théoriquement intérêt à donner le strict minimum car peu importe la somme offerte, B préférera toujours accepter peu que de ne rien obtenir. ↩︎