Lis Tes Ratures, ou comment briller en société avec Zweig

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Vous êtes convié à un dîner mondain chez des amis germanopratins. Installé, vous réalisez que les convives parlent fort et s’invectivent, disputant le bout de gras, ainsi que le prochain Goncourt. Anxieux que vous êtes de faire bonne figure, vous ne parvenez malheureusement pas à en placer une, vos maigres souvenirs du dernier Stendhal étant anéantis par les cent cinquante pages de droit ouzbek que vous avez ingurgitées la veille, entre autres réjouissances. L’angoisse de la discussion blanche ?
 
Cette semaine, La Péniche vous emporte du côté de l’Allemagne, et dans les profondeurs du savoir. La Confusion des Sentiments, chef d’oeuvre de Stefan Zweig, est un roman d’une beauté incandescente. Partagerez-vous l’enthousiasme de notre rédacteur ? Il n’y a qu’un moyen de le savoir…

 

  • La Confusion des Sentiments, de Stefan Zweig (1927).

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La Confusion des sentiments n’est pas un roman qui s’étend en longueur. Du haut de ses 120 pages, il apparaît moins impressionnant que les pavés que l’on retrouve généralement dans les bibliothèques, à l’instar des Misérables d’Hugo ou encore de La Chartreuse de Parme de Stendhal. Pourtant, en dépit de sa taille réduite, Zweig n’a pas eu besoin de plus pour élaborer un récit qui nous apparaît, une fois lu le mot de fin, comme suscitant une émotion aussi profonde et pleine qu’un roman de 500 pages.

 

L’histoire débute lorsque le narrateur, vieil universitaire désormais au crépuscule de ses jours, choisit de se pencher encore une fois sur l’événement qui lui inspira son amour du savoir et qui traça donc la ligne directrice de sa vie toute entière. On le retrouve ainsi sous les traits d’un jeune bourgeois aux mœurs légères, qui, dédaignant les lourdeurs de l’étude, préfère succomber aux plaisirs faciles qu’offre Berlin. Mais avec la visite inopportune de son père se révèle à lui toute la honteuse paresse de son mode de vie et, plein de remords et de gêne, il se fait la promesse de changer d’attitude et de se consacrer pleinement à ses études. Il choisit donc de quitter Berlin pour partir étudier dans une université plus isolée.

 

C’est là qu’il « le » rencontre, qu’il « le » voit, qu’il « l’ » entend pour la première fois. La fascination est immédiate, instinctive, indéniable. Le narrateur fait face à ce professeur qui, assis à demi sur un bureau, déroule à ses élèves rassemblés autour de lui une analyse passionnée de l’œuvre shakespearienne. Dès lors, le narrateur ne peut s’empêcher de penser à ce professeur qui le transporte dans un enthousiasme intellectuel dont il ne soupçonnait même pas l’existence. La proximité physique avec son nouveau maître (il a une chambre au-dessus de son appartement) ne fait qu’alimenter sa fascination et, petit à petit, il prend de plus en plus de place dans la vie de celui-ci.

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Mais, même s’il s’élève au contact de ce nouveau modèle, le narrateur connaît aussi avec lui ses souffrances les plus vives, les plus tortueuses, car chaque geste, chaque mot de son maître qui aurait le moindre soupçon de froideur, lui suffit pour nourrir une sourde rancœur, à l’instar des amoureux qui aiment si passionnément que la souffrance est partie intégrante de leur amour. Cet homme le fascine, et, à travers lui, nous fascine. Pourquoi ce brillant universitaire est-il si méprisé de ses collègues, et pourquoi s’absente-t-il aussi souvent, parfois pendant plusieurs jours ? Et, tout aussi étrange, pourquoi donc entretient-il une relation aussi orageuse avec sa femme ?

 

Zweig nous livre ici sans aucun doute l’une de ses plus belles œuvres, et nous prouve qu’il excelle aussi bien dans l’art de la nouvelle que de la biographie. On ne peut s’empêcher de s’identifier à cet étudiant passionné, qui à travers ce professeur qui le fascine tellement, touche du doigt toute la profonde beauté du savoir.

 

C’est parce qu’il arrive à donner immédiatement corps à des personnages bien distincts, avec chacun leurs propres conflits intérieurs, c’est parce que l’on est pris dans la tempête de sentiments contradictoires que l’auteur dessine à travers son récit, que Zweig réussit, avec La Confusion des Sentiments, à livrer un véritable classique, au style élégant. Il peint un portrait de la profondeur de l’âme humaine qui nous marque durablement.

 

Rodrigue Diaz-Romero.

One Comment

  • anti-oedipus

    « la littérature pour briller dans les dîners mondains » ou le suicide kierkegaardien par excellence.