Les Démons à la Comédie, beauté glaçante et démentielle
Désabusés, aliénés, furieux, les Démons de Dostoïevski enflamment la Comédie-Française sous la direction du metteur en scène flamand Guy Cassiers. Une scénographie spectaculaire et des comédiens de haut vol signent ici une réussite épatante, un brin hermétique.
C’est sans doute le roman le plus politique de Dostoïevski. Le portrait d’une Russie déchirée, prise entre une aristocratie vieillissante, perdue dans un intellectualisme tiède et abstrait ; et une jeunesse révolutionnaire, pétrie de certitudes délétères. Une critique vive et incisive, adressée aux uns autant qu’aux autres. Son roman-fleuve interroge bien sûr la vanité du nihilisme et l’inutilité des éternels pourparlers, mais il va en réalité bien au-delà. L’impossible dialogue intergénérationnel, la force d’attraction des charmes viciés, l’ambiguïté du bien et du mal sont autant de sujets qui en infusent les quelque mille pages. Un récit sibyllin, habité, pour lequel Guy Cassiers a créé une mise en scène vertigineuse, où théâtre et cinéma vont l’amble.
Le dispositif est brillant, mais complexe. Trois écrans géants flottent au-dessus du plateau déstructuré et recomposent la scène qui se déroule sous nos yeux. Devant nous, les comédiens jouent seuls, ils parlent dans le vide, s’adressent au néant. Ce n’est qu’en regardant les panneaux plus haut, que l’on découvre comme par enchantement qu’ils se rencontrent, dialoguent et se touchent. Il faut quelques instants pour comprendre le mécanisme et entrer pleinement dans le jeu, et il faut bien l’avouer, les deux heures trente sans entracte d’une histoire pleine de ramifications peuvent en perdre quelques-uns en cours de route.
Qu’à cela ne tienne, le choix est virtuose et le résultat prodigieux. La réalisation technique est impeccable, et la déconstruction du plateau apparaît à bien y réfléchir comme une évidence. Les jeux parallèles forment une mise en scène composite, et achèvent la transformation du roman choral en théâtre polyphonique. L’impossibilité du dialogue est renforcée quand jamais les mots ni les regards ne se croisent vraiment. Chacun hurle ses idées dans le vide et n’entend que ses propres illusions, et la distance physique n’est finalement que le reflet de tout ce qui les sépare. Le plateau est divisé, clivé, comme l’est la Russie de la fin du XIXe siècle. La pièce est un drame déchirant et affligeant, détestable mais touchant, à la manière même de la lettre de l’écrivain. L’adaptation est cacophonique, chaotique. Complète, absolue.
Des comédiens possédés, la fureur au corps et à l’esprit
Pour faire prendre corps à l’aristocratie dépassée, deux caciques de la maison. Dominique Blanc incarne avec une autorité impassible Varvara Stavroguina. Comtesse froide et puissante, dont les volontés ne sauraient être contredites. Tandis qu’Hervé Pierre interprète avec brio Stépane Verkhovenski, un vieux théoricien qui croit encore à un changement doux et pacifique. Tous deux forment un duo ambigu, dont le rapport n’est jamais tout à fait clair. Fraternité, rejet ou amour, les liens qui les attachent n’ont d’évidence que leur force.
La jeunesse désabusée n’est pas en reste. Christophe Montenez, distribué dans le rôle principal, fait un Nikolaï Stavroguine envoûtant, et c’est bien là tout le drame… Manipulateur, séducteur cynique, mais doué d’un charisme fougueux auquel rien ni personne ne résiste. Si bien que soi-même, depuis son fauteuil, on succombe à son charme. Décadent et ravagé, le fils de Varvara emporte dans sa tourmente toutes les âmes fragiles éprises de sa beauté. Son nihilisme n’est pas franc, et il se perd constamment entre le bien et le mal. Le vrai nihiliste, c’est Piotr Verkhovenski, le fils de Stépane. C’est lui qui, prêt à tout pour abattre l’ordre à la fois politique et paternel, dirige et orchestre l’anéantissement de leur monde. Jérémy Lopez lui donne tout ce qu’il faut d’orgueil et de laideur, et fait de lui un démon en tout point : cruel et dévastateur.
Autour d’eux gravitent une kyrielle de personnages égarés, qui se laissent prendre au jeu de nos grands démons. Certains laissent une empreinte forte par la justesse du jeu des comédiens qui les incarnent. Suliane Brahim en Maria, épouse secrète de Nikolaï, feint avec une hauteur éblouissante la démence et la fureur. Et Chatov, personnage symbolique de la grandeur perdue de la Sainte Russie, se nimbe de lumière et de délicatesse dans le jeu enlevé de Stéphane Varupenne.
Il n’y a pas ici de leçon formelle à tirer, de juste conviction à défendre. Toutes les souffrances, toutes les folies se valent. Toutes ont la même bassesse, toutes ont les mêmes illusions. Pourtant, la terreur a parfois laissé place à la majesté. Et en dépit de toute l’horreur de leur nature, les personnages ne confinent pas à la haine. La scène finale nous plonge dans un embarras intime. Quand les visages de Nikolaï et Piotr se fondent sur écran géant, que la voix enveloppante de Christophe Montenez se déploie dans la salle pour annoncer la défaite de tous les mirages, la vacuité des idéaux, la victoire – vide de sens – des Démons, le cœur nous brûle et les larmes nous coulent. À vivre absolument !
→ Les Démons de Dostoïevski, mis en scène par Guy Cassiers
Jusqu’au 16 janvier en alternance à la Comédie-Française, Salle Richelieu
Plein tarif : 5 à 43 €
Carte jeune à 10 €, valable toute la saison, donne droit à 60 % de réduction pour 2 billets par spectacle
(Les meilleures places : les sièges 44 et 42 ou en face 45 et 43)