LE MAG – Une nuit au Quai d’Orsay pour repenser le Monde
Un article de Sarah Lemaire, étudiante à l’université Paris X.
Mercredi 27 janvier se déroulait la première Nuit des Idées au ministère des affaires étrangères. L’idée, réfléchir sur les grands enjeux d’aujourd’hui et de demain, a beaucoup plu. Les entrées (gratuites) sont parties bien vite. Cela dit, les grandes conversations débutaient dès la file d’attente, entre voisins. Les portes du ministère franchies, on découvre la beauté des lieux : ornements, moulures, sculptures et cheminées, et de somptueux matériaux comme le velours, l’or ou le marbre. Le décor ne crée absolument pas une atmosphère coincée. Au contraire, on se croit dans ces salons littéraires où l’on rêvait le monde d’hier. Une jolie façon de retrouver les aspirations françaises de la pensée et de la révolution, au sens du changement.
Rosanvallon, Sassen : quelle citoyenneté pour demain ?
A rebours des vagues migratoires, la citoyenneté est aujourd’hui l’objet de nombreuses interrogations. Pierre Rosanvallon voit un conflit interne dans l’origine même de la création de l’Union Européenne. L’U.E. aurait été aux yeux de beaucoup la solution à tous les problèmes nationaux. Alors qu’en tant qu’union supranationale elle a le devoir de créer une conscience européenne, et non de gérer les difficultés à l’échelle d’un pays. Selon l’historien, un conflit entre la citoyenneté européenne et la citoyenneté nationale apparaît dès lors, ne nous permettant plus de penser notre propre condition ou celles des nouveaux arrivants en Europe.
De son côté, Saskia Sassen met l’accent sur la dégénérescence de certains droits fondamentaux, dont le droit de vote. L’émergence d’une abstention massive en France en serait le reflet. Un nouveau mode d’expression est attendu. L’économiste et sociologue hollandaise suggère l’installation d’associations, voire d’instances plus officielles.
Les deux intervenants appellent alors leur auditoire à prendre conscience de leur responsabilité. Ce n’est pas un combat que la société devra mener seule. L’historien déplore que ses représentants ne respectent plus leur fonction première, celle de porte-parole. On décèle dans son discours un réquisitoire contre les partis politiques. C’est en partie contre ce phénomène que Pierre Rosanvallon a développé un site Internet participatif.
« L’histoire de la démocratie c’est l’histoire de la conquête des droits »
Badinter, Breyer : quelle justice pour demain ?
21h00. Arrive Robert Badinter pour sa conférence en compagnie de Stephen Breyer, juriste membre de la cour suprême américaine. Leur intervention s’inscrit dans la continuité de la précédente. L’Etat de droits reste au cœur du débat.
Stephen Breyer indique dit d’emblée qu’il faut « 200 ans » pour créer un Etat de droits. Il ne considère pas pour autant que les Etats-Unis, ou même la France, en fassent absolument partie. Citant Cicéron « quand les armes parlent, les lois se taisent », Breyer évoque ensuite les interventions armées américaines durant la Seconde Guerre Mondiale. Défenseur des droits de l’Homme, elles ne sont aujourd’hui pour lui plus tolérables. Breyer soulève ici une éternelle polémique : un équilibre décisionnel est-il possible entre la paix et la sécurité ?
La réponse ne se trouve peut-être ni dans le Patriot Act américain ni dans le projet français de déchéance de nationalité. Robert Badinter rappelle que « le terrorisme est un vieux compagnon » et qu’il a toujours posé problème à la justice. Face à ces actes barbares « L’Etat ne saurait être un Etat de faiblesse ».
Les deux intervenants mettent en évidence à ce sujet une « ligne rouge » que nous ne devons pas franchir, même en temps de « guerre ». Badinter parle en connaissance de cause. Il s’est longtemps battu pour éloigner la France de cette limite notamment par l’abolition de la peine de mort, de la pratique de la torture ou en accordant un accès pour tout condamné à la justice, contrairement à Guantanamo.
« Ce n’est pas au nom de la protection des populations que l’on peut faire sauter l’Etat de droits ».
Cet équilibre est possible selon Brever et Badinter. Il existe aujourd’hui plus de 2000 organismes internationaux qui peuvent nous dire quoi faire, au-delà des Nations Unies. Il faut instaurer des moyens de coopération pour résoudre et améliorer les problèmes à l’échelle internationale. Alors pourquoi pas une instance internationale, une cour suprême mondiale ? se plait-on à imaginer. Les sceptiques peuvent sourire, mais pour Breyer il y a deux moyens d’agir efficacement face aux organisations terroristes internationales… L’Etat de droits d’un côté, et les autres moyens de l’autres. En réalité, le choix ne se pose pas. La mondialisation des acteurs du droit est le meilleur moyen de lutter contre la mondialisation des acteurs terroristes.
En substance, la question est de savoir si nous sommes prêts à accepter un ordre juridique et décisionnel mondial, quitte à renoncer à certaines de compétences nationales. Peut-être pour demain.
« Le souverainisme judiciaire est mort, mais nous ne le savons pas. Les Etats ne sont pas capables de dresser l’acte de décès du souverainisme judiciaire et pourtant il est plus paralysant que protecteur. »
Cela dit, lui comme Breyer précisent bien que leur seul rôle est de montrer que des moyens de coopérations existent. « Les juges corrigent les abus, mais nous ne sommes pas les guerriers », rappelle Breyer. Ces grands esprits cèdent finalement leur place pour la léguer aux « guerriers » de demain. Qui seront-ils ? L’avenir en jugera.