LE MAG – Baron Noir, miroir du réel ?
Jeudi dernier, le Bureau des Arts de Sciences Po organisait une projection de la nouvelle série politique de Canal, intitulée Baron Noir, en compagnie des scénaristes Eric Benzekrin, Jean-Baptiste Delafon et du producteur Thomas Bourguignon. Une belle occasion d’échanger sur un projet haut de gamme qui a nécessité près de six ans de travail. La Péniche revient sur une création qui s’impose déjà comme un espoir et un renouveau de la série française.
Rickwaert, le mouton noir du PS
Philippe Rickwaert, interprété par avec brio par Kad Merad, est député-maire PS de Dunkerque et issu du milieu ouvrier. La série débute au moment du second tour des élections présidentielles opposant Jean-Marc Auzanet, président sortant de droite, au candidat socialiste Francis Laugier (Niels Arestrup), ami de Rickwaert. Alors que les résultats s’annoncent serrés, une vieille magouille politique liée au financement de la campagne vient entacher l’amitié de Rickwaert et Laugier, élu président de la République, qui finit par le tuer politiquement. Cet accrochage bouleverse les plans du maire de Dunkerque. Mais Rickwaert n’est pas du genre à se laisser abattre et ne souhaite plus qu’une chose : transformer le quinquennat de son ancien allié en fiasco.
La série est un ovni pour le petit écran français : il semblerait que la télévision de l’Hexagone ne se soit jamais emparée de l’épineux univers politique pour l’utiliser comme terreau d’une intrigue. Baron Noir emprunte peu à House of Cards ou à d’autres créations européennes : logique puisqu’elle a été écrite bien avant le succès de la série danoise Borgen et du génial sociopathe Frank Underwood. Moins mentale, la série suit l’ascension d’un homme politique rongé par une soif acide du pouvoir sans pour autant surjouer des comportements. Baron Noir suit presque une vocation pédagogique : de la nomination du premier secrétaire de Solférino à l’organisation du travail en mairie, le spectateur assiste, médusé, au déploiement d’énergie que Rickwaert mobilise pour parvenir à ses fins.
Une regard fin et rigoureux de la vie politique française
L’œuvre de Eric Benzekrin et Jean-Baptiste Delafon ne se limite pas à une théâtralisation abjecte des scènes de pouvoir de la capitale. Elle devient multiscalaire en soulignant des moments clés de la vie politique locale puis nationale — militantisme, grève dans les usines, syndicalisme, clientélisme et affairisme — avec comme arrière-plan les paysages industriels du Nord, presque pittoresques dans la série. Elle passe également au crible l’importance des médias et leur interpénétration avec les barons des partis : de nombreuses scènes sont jouées sur les plateaux d’I-Télé, d’Europe 1 avec de vrais présentateurs et chroniqueurs — Elkabbach toujours derrière le micro et bien d’autres. On apprécie les pastiches des couvertures du Monde et du Point. Les scandales démantelés par l’investigation de Rue89 étoffent durablement la série et participent à l’idée d’un laboratoire de la politique hexagonale. Réforme de l’éducation, crise du milieu ouvrier et question de l’insertion professionnelle des jeunes issus de filières dévalorisées ; de nombreux sujets sociétaux et économiques sont évoqués. De ce point de vue là, les scénaristes ont réussi à cristalliser les maux du paysage français en plus de les rendre passionnants et pleins de suspense. Attendez l’épisode 4 pour une accélération réelle du rythme.
Lors de la projection, Eric Benzekri, fort de vingt années dans les cercles politiques, énonçait les parallèles intéressants entre le monde politique français et les réseaux mafieux : culte du chef, esprit de revanche, faux-semblant familial (les scénaristes s’avouent influencés par Les Sopranos), etc. La comparaison entre Rickwaert et Julien Dray semble d’ailleurs assumée : ce dernier confiait à Marianne les ressemblances avec son parcours.
L’analyse de la vie politique actuelle est fine, sans longueur et peint un décorum peu éloigné de la réalité. Les scénaristes ne sont pas tombés dans le piège d’un délire romanesque dans lequel un homme politique fou couperait toutes les têtes pour sortir de sa petite circonscription. Kad Merad, dans un jeu sombre proche de celui de Je vais bien ne t’en fais pas, laisse de côté son caractère clownesque de son début de carrière pour incarner un homme dangereux, calculateur et habile marionnettiste.
L’après Baron Noir
Le public sera peut-être effrayé ou stupéfait de l’interprétation du monde politique bâtie par Baron Noir. Nul besoin de préciser que le trait reste grossi malgré de judicieuses correspondances. Par ailleurs, le démarrage en force de la création Canal s’appuie sur une capacité à confronter visions du monde, essences de la vocation politique, avec l’étroite réalité d’un parti gestionnaire de gouvernement. Un moyen de politiser davantage la jeunesse et en particulier celle de Sciences Po, maintes fois décriée car ne s’intéressant plus à la chose publique ? Dans un cadre purement scolaire, Baron Noir constituera un élégant complément pour vos cours d’institutions et de science politiques, en particulier ceux consacrés aux mouvements sociaux et à la typologie des partis. Elle étanchera sûrement un flot d’ignorance et de lieux communs touchant à la vie politique française. Enfin, elle servira de carte IGN du paysage politique pour ceux qui n’ont abandonné ni leur volonté de changement ni leur projet carriériste au sein des grands partis.
Deux épisodes de la série Baron Noir sont diffusés tous les lundis soirs à partir de 20h55 pour les abonnés.
La première saison (8 épisodes) est déjà disponible en intégralité sur la plate-forme Canal+ à la demande.