Le plagiat à Sciences Po : entretien avec Laurent Bigorne, directeur de la scolarité (I)

Qui n’a pas un jour repompé une fiche technique, fait plus ou moins discrètement appel aux services de Wikipédia ou de Oboulo ? Laurent Bigorgne, directeur de la scolarité, nous dit tout sur la politique officielle de Sciences Po en la matière, dans une interview-fleuve aux multiples détours.

LA référence pour savoir ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas faire à Sciences Po en termes de plagiat.

  • LaPeniche.net : Quelle est la politique de Sciences Po en termes de plagiat ?

Laurent Bigorgne : L’honnêteté intellectuelle est au cœur du projet éducatif de Sciences Po. C’est un sujet qui me soucie avant tout dans sa dimension éducative et pédagogique. Pour moi il y a tout d’abord le plagiat à un niveau individuel : l’étudiant qui va « pomper » (ce qui est considéré comme une fraude) risque des sanctions sévères. De façon plus générale, il existe une forme de plagiat plus centrale qui vient de ce qu’il y a en France une insuffisante maîtrise de la culture de la citation des sources. Trop souvent les élèves ne savent pas faire l’effort de sourcer (on le voit dans le milieu scolaire mais aussi dans les médias). Mon sujet c’est de parvenir à reformuler pédagogiquement cette maîtrise. Pourquoi ? Parce que les environnements professionnels auxquels vous aspirez sont allergiques à ces pratiques. C’est donc à la fois une question éthique et déontologique mais aussi pratique. Si vous n’avez pas appris durant vos études universitaires à faire la part de ce qui est votre propre production intellectuelle et de celle que vous empruntez aux autres, votre future position professionnelle ne vous le pardonnera pas.

Avant même de se poser la question de l’environnement professionnel, vous qui partez dans une université anglo-saxonne, s’il s’avère que vous êtes pris en flagrant délit de plagiat, vous risquez l’exclusion ! (Nous avons eu à gérer ce type de cas par le passé – des étudiants qui n’avaient repris que quelques extraits, rien de massif, qu’ils n’avaient pas sourcés, ont été très lourdement sanctionnés).

À mon sens on ne peut donc restreindre la question du plagiat à la seule économie judiciaire de la sanction. La question du plagiat c’est aussi l’acceptation que l’université et le monde professionnel sont en droit d’exiger de vous une explicitation de vos prises de position : sur qui vous êtes-vous fondé ? C’est ainsi qu’en termes de plagiat on est avant tout devant une question d’ordre pédagogique. Comment apprend-on à un élève à rédiger, et à développer à l’oral des idées qui ne sont pas les siennes ? Sciences Po doit développer chez vous deux choses fondamentales, en-dehors bien sûr des savoirs : les aptitudes (à l’oral et à l’écrit – vos capacités à convaincre un auditoire ou des lecteurs, ainsi qu’à rendre compte de manière synthétique d’une situation) et les attitudes (accepter et assumer que le monde est difficile, qu’il n’existe pas de réponse unique et univoque à tel problème). À partir de là, le discours sur le plagiat n’est donc plus un discours de la sanction mais un discours de la rationalité ; je pense que chacun est libre face à un travail donné de le considérer comme une chance unique de progresser (qu’il s’agisse du travail scolaire ou extra-scolaire), la rationalité étant encadrée par le fait que nous éducateurs devons vous faire prendre conscience que la culture de la citation des sources est une exigence universelle et nécessaire. Les sites internet du type Oboulo.com ne vous aident pas ! Car cet effort de travail, de réflexion, si vous ne le faites pas, personne ne le fera pour vous ; personne ne fera le travail à votre place le moment venu, quand vous travaillerez. Il faut donc considérer que les travaux que l’on vous donne à faire sont des occasions et des incitations à progresser, car plus tard vous évoluerez parmi des gens qui auront fait cet effort. Plagier c’est perdre autant d’occasions de progresser, car à votre niveau il faut savoir les saisir toutes.

  • Concrètement, comment se traduit cette politique au sein de Sciences Po ?

Nous nous sommes notamment dotés d’instruments informatiques, que nous sommes en train d’expérimenter (cf. l’interview de Stéphane Auzanneau). Il ne faut pas croire que les enseignants ne sont pas capables de discerner le plagiat. J’enseigne moi-même en histoire, et je dois être capable en 10 minutes d’exposé d’un élève de dire dans quel livre on trouve les idées qu’il expose, et de vous en retracer les articulations et la rédaction. Il faut donc aussi s’en remettre au savoir-faire des enseignants, qui sont capables de désarticuler vos travaux, mais aussi d’en parler entre eux, afin d’identifier les éventuels recoupements. Mais, plus généralement, le plagiat est à la fois une question d’honnêteté intellectuelle mais aussi de rationalité économique. Le temps de vos études ne peut être un temps de « copillage ». Vous arrivez à une période de votre vie où il faut dépasser la peur de la note pour vous poser la question de ce que vous apprenez vraiment. Quels éléments de mon cursus scolaire et extra-scolaire puis-je extraire et combiner afin de forger ma personnalité, mon avenir ? Comment le faire ? Pas un élève qui rentre en deuxième année ne se demande s’il passera en Master, mais pense d’abord à comment profiter au maximum de sa troisième année. C’est vous-même qui êtes la mesure de ce qui est important pour nous, ce n’est plus nous avec nos notes !

  • Qu’en est-il des « résultats » que vous obtenez ? Combien d’étudiants ont-ils été pris en flagrant délit de plagiat ? Que risquent-ils ?

De mémoire, il y a quelques élèves qui ont été sanctionnés au terme de leur année à l’étranger. Par ailleurs, on a chaque année quelques sanctions individuelles. Il y a eu un cas d’exclusion définitive en Master recherche : un étudiant qui avait partiellement plagié son mémoire de recherche a été exclu sur décision du chef d’établissement. Cela a créé un précédent, et toute situation analogue amènerait aux mêmes sanctions.

Du point de vue des sanctions disciplinaires, l’étudiant plagiaire prend donc le risque de se voir mettre zéro à son travail, et s’il récidive, d’être exclu un semestre. Quand vous êtes noté défaillant à un module, cela est consigné sur votre dossier, et cela vous suit tout le long de votre scolarité. Par ailleurs, s’agissant des élèves de première ou deuxième année, s’ils sont pris en flagrant délit de plagiat, ils peuvent dire adieu à leur université américaine tant rêvée car je ne prendrai pas le risque de les y envoyer : les étudiants qui partent dans des universités partenaires de Sciences Po mettent en jeu notre réputation et à ce titre se doivent d’être irréprochables de ce point de vue-là.

  • Ne pensez-vous pas que certains exercices pratiqués à Sciences Po (fiches techniques notamment) poussent au plagiat ?

Bien sûr, si vous demandez pour la centième fois une fiche technique sur la séparation des pouvoirs en France, le résultat d’une production personnelle est dans ce cas nul. La question du renouvellement des travaux se pose ici très concrètement : il faut offrir aux élèves un certain nombre d’angles, ouvrir des perspectives intellectuelles qui permettent aux élèves d’être eux-mêmes créateurs. Ce qui compte c’est l’originalité des travaux demandés. Demander aux élèves de traiter des sujets d’exposés qui sortent des sentiers battus. Si l’enseignant veut travailler sur De la Démocratie en Amérique de Tocqueville, soit il y consacre son semestre, en analysant le livre de façon détaillée et approfondie, soit il sélectionne quelques chapitres, en traitant sous un angle d’approche original. Il faut à mon avis éviter de demander des travaux archi-classiques, et nous demandons aux enseignants de renouveler leur syllabus, leurs travaux, leurs sujets d’exposés…Et surtout nous aimerions développer le travail en groupe, dont vous vous méfiez tant ! Car travailler en groupe suppose une solidarité dans la note, et par conséquent un contrôle collectif s’exercera naturellement, un groupe d’élèves étant moins enclin à plagier collectivement un livre qu’un élève seul.

S’agissant du corps enseignant, il me paraît donc essentiel que les professeurs changent tous les ans, tous les deux ans, leur maquette pédagogique, en proposant des travaux originaux et un maximum d’interactivité. Je pense que l’enseignement supérieur doit aujourd’hui chercher son renouveau dans la capacité qu’ont les enseignants à vous faire sortir du bois, et à créer des moments d’échange – particulièrement dans les conférences de méthodes et les cours-séminaires. On doit pouvoir faire travailler les élèves sur des lectures, non pas de livres en entier, mais de chapitres, ou des lectures thématiques… Bref, introduire des éléments de discussion, et prendre des risques.

  • Pour l’instant, le plagiat est essentiellement évoqué en termes de sanctions, assez vaguement, durant les réunions de début d’année. Envisageriez-vous de former beaucoup plus les étudiants à éviter le plagiat, à l’instar des universités américaines qui éditent des guides afin d’apprendre à leurs élèves comment citer, rédiger et éviter les ambiguïtés ? La volonté de la direction de Sciences Po d’acquérir une visibilité accrue à l’international passe-t-elle par une importance plus grande accordée au plagiat ?

Encore une fois, je pense que la lutte contre le plagiat ne doit pas devenir le cœur de la politique pédagogique. Il faut être vigilant sur le plagiat et le sanctionner sévèrement si besoin est, mais il ne faut pas non plus, parce que dans tel pays du monde la lutte contre le plagiat revêt un caractère extrêmement important, tout sacrifier à cet objectif. À ce que je sache, les générations d’élèves sortis de Sciences Po ne sont pas autant de tricheurs dans l’exercice de leur métier en entreprise, dans le domaine public ou dans la recherche, alors qu’ils n’ont pas eu à traiter le plagiat de façon très normée ! S’il s’avère en Premier Cycle qu’il y a une insuffisante compréhension des consignes données concernant le plagiat avec une multiplication de cas, il faudra envisager un renforcement de l’attention portée à ce dernier. En attendant, je ne souhaite pas que la pédagogie soit centrée sur le traitement de cette question. Les galops et les examens tiennent encore une part importante dans l’évaluation des élèves, et ce type d’épreuves est difficilement sujet au plagiat. En conférence de méthode, je m’en remets aux maîtres de conférence ainsi qu’au bon sens des élèves.

En ce qui concerne les échanges et relations à l’international, il y a une capillarité évidente ! Mais quand je vous parlais tout à l’heure d’étudiants en troisième année sanctionnés pour plagiat, je vous parle de 5 ou 6 cas, sur des centaines d’étudiants partis en échange dans un cadre extrêmement normatif ! Le fait aussi que l’on reçoive des étudiants anglo-saxons qui nous interrogent sur notre rapport au plagiat change la perception des enseignants, des élèves, de l’administration.

La pédagogie américaine est très intéressante, mais il ne faut pas oublier que chaque établissement a son histoire. Aux États-Unis, on fait signer un code de l’honneur aux étudiants. En France, je doute que cela ait beaucoup d’effet. Je fais donc le pari que l’on peut éviter de recourir à une démarche aussi normative en termes de plagiat. Même si aujourd’hui les outils informatiques et internet peuvent faciliter le plagiat, à mon époque (il y a 10 ans à Sciences Po), les mutuelles de fiches techniques existaient déjà… Je pense donc que l’on peut acquérir une visibilité internationale sans pour autant renier son histoire et ses méthodes pédagogiques ; au contraire je pense qu’il faut savoir garder sa spécificité, pour ne pas devenir un établissement d’enseignement de plus, noyé dans une masse anonyme et globale. La traque du plagiat ne fait pas partie de notre culture, et cela ne représente pas un danger immédiat, ce n’est donc pas une priorité pour nous.

La méthode Sciences Po (comprenant notamment la maîtrise de la fiche technique, de l’exposé) permet aujourd’hui à nos diplômés de s’exprimer synthétiquement devant 5 ou 150 personnes, en 10 minutes ou une demi-heure, et c’est une de leurs principales forces ! Il faut savoir doser la citation des sources, et c’est quelque chose que je veux que l’on apprenne à Sciences Po : savoir trouver le juste milieu entre s’arrêter toutes les deux phrases lors d’un exposé pour dire « j’emprunte cette idée à Rosanvallon », et ne rien dire du tout. Les documents qui accompagnent votre exposé doivent expliquer où vous êtes allé chercher la source de vos travaux, et de ce point de vue-là je souhaiterais que les maîtres de conférence soient un peu plus exigeants quant à la bibliographie, qui a trop souvent tendance à être négligée : ne pas donner simplement les titres des ouvrages consultés, mais aussi les titres des chapitres et les numéros de pages relatifs au sujet. À vous également de glisser en introduction ou en conclusion vos références les plus importantes. Je fais donc davantage confiance à une pédagogie de la responsabilité encadrée par l’enseignant, qu’à une norme et un code de l’honneur.

Merci M. Bigorgne pour toutes ces importantes précisions !

Propos recueillis le 12 février 2007