La Revue Ciné : Semaine n°13
Œdipe en Amérique
The Place Beyond the Pines, Derek Cianfrance
Luke Handsome (ceci n’est pas une incitation à aller voir le film en vo) est un cascadeur motard qui écume d’année en année les fêtes foraines de l’Amérique un peu paumée. Alors qu’il s’apprête à partir pour une autre foire, il tombe sur la femme avec qui il a eu une liaison un an auparavant… et un bébé. Il décide alors de tout plaquer et rester pour s’occuper d’eux. Pour subvenir à ses besoins, il commence à braquer les banques. Il va alors croiser la route d’Avery Cross, jeune officier de police ambitieux. Quinze ans plus tard, leurs fils respectifs se rencontrent.
La première question qui nous frappe, dès les premiers plans assez du film, est la suivante : Ryan, n’en as-tu pas marre des rôles d’enfant perdu de l’Amérique blanche profonde et sinistrée ? Entre Blue Valentine et Drive, on le connaît le bad boy en t-shirts crasseux au grand cœur et à la violence pathologique. Mais soit, c’est vrai que tu le joues bien ce rôle, après tout. Ce qui surprend encore plus sont les virages successifs (mais bien reliés les uns aux autres, ne vous y méprenez pas, le tout se construit au fur et à mesure) que prend le film. Virages néanmoins tout aussi déroutants qu’intéressants, au bénéfice du film. Ainsi le scénario est original et plutôt bien construit, nous tenant divertis et en haleine tout du long. On appréciera également les personnages, recherchés et travaillés. Cependant, un bémol à ce film chorale où les histoires s’entrelacent : le scénario et les personnages sont peut être justement un peu trop creusés et en apparaissent parfois clichés. Le personnage de Gosling en est un premier exemple, mais les autres comportent eux aussi une part de stéréotype. De plus, malgré la jolie surprise de l’entrelacement de ces existences, d’une part les transitions sont parfois un peu floues (preuve en est de la surprise répétée durant le film), mais surtout, le gimmick du complexe d’Œdipe est beaucoup trop gros pour être crédible, si bien qu’il en fait presque sourire lors de la scène finale. Tuer le père, oui, mais pas trop si on veut éviter l’effet blague carambar répétée à tue-tête ou l’écueil du schéma explicatif.
Mais n’allez pas croire pour autant que ce film est un navet. Bien au contraire, c’est un bel arbre cachant une sacrée forêt. Divertissant tout autant qu’intéressant, il manque peut-être d’un poil de maturité, mais on applaudit sa fougue et vous encourage à aller le voir. Peut-être que le prochain parricide mènera à l’âge adulte.
Palmyre Bétrémieux
Ode au malaise
Mystery, de Lou Ye
Mystery s’ouvre sur un accident sur une route à l’issue d’un tunnel où une jeune femme est percutée par une voiture. Cet incident apparaît comme la conséquence inévitable de l’histoire sombre d’un triangle amoureux entre un homme et deux femmes. Le paysage est celui, démesuré, d’une de ces villes mondes dans lequel l’humain est une unité infime. L’horizon est nervuré de routes, peuplé d’immeubles semblables à d’immenses clapiers sur lesquelles la caméra s’attarde, en diagonale, dans les plans très mobiles, légers, presque gais. La ville est froide, les corps sont, eux, bouillants. L’intimité dérangeante des personnages est approchée au plus près, au moyen d’une caméra portée et du flou.
L’image est splendide, parfois un peu granuleuse, les sombres très profonds. Le film plonge au cœur de l’intimité de ces légions de classes moyennes chinoises récemment émergées. L’insatisfaction est le moteur de ces « nouveaux riches » freinés affectivement, professionnellement, sexuellement et géographiquement, à l’intérieur de ces petits compartiments que sont les appartements urbains et les relations légitimes. Le symbole de ce mal-être en est cet homme qui a deux femmes et deux familles, et qui continue, pour s’évader, d’aller aux putes. Mais c’est aussi un film sur la honte, indissociable de cette insatisfaction. Et sur la faute, qui a toujours un témoin.
Sous un aspect lisse, les personnages recèlent cette pulsion terrible qui nous autorise finalement à franchir la limite. Lou Ye s’intéresse à la réponse disproportionnée, au geste de trop, au coup de trop qui crée l’irréversible. La pluie tombe, le sang gicle sous une lumière presque surnaturelle. Et comme un pied de nez à ce malaise domestique, l’Hymne à la joie hante le film.
Julie Henches
Des Femmes et un Dieu
La Religieuse, de Guillaume Nicloux
Paru à titre posthume en 1796, La Religieuse est initialement un brulot anticlérical rédigé de la main de Diderot et qui fit grand bruit en son temps. 45 ans après la censurée version de Jacques Rivette : Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot, le réalisateur quelque peu confidentiel Guillaume Nicloux choisit d’en tirer une nouvelle adaptation. Et c’est une réussite.
En premier lieu, c’est par la forme que le film surprend. Le réalisateur a pris le parti – peu couru de nos jours – de tourner avec la seule lumière du jour et de la bougie, et dirigeant des actrices sans aucun maquillage. En plus de cela, assumant jusqu’au bout le souci d’authenticité et de simplicité, aucune musique extradiégétique n’est ajoutée. Seuls résonnent l’écho des choeurs d’église et surtout le silence assourdissant du couvent, lieu du recueillement et du mutisme par essence.
Ensuite, l’œuvre en elle-même de Diderot, l’histoire d’une jeune fille de 17 ans contrainte de prendre le voile contre son gré et découvrant le monde violent et parfois subversif des couvents. Suzanne Simonin est une jeune femme en avance sur son temps, refusant le rôle de bonne sœur que sa famille fauchée lui prévoit, refusant malgré sa foi vibrante d’en faire son sacerdoce. S’opposant ainsi au puissant appareil clérical, Suzanne est perdue, abandonnée à elle-même, subissant maltraitance et humiliations diverses pour son refus d’accepter un destin tout tracé. Elle est brillamment incarnée par Pauline Etienne, jeune et prometteuse actrice belge littéralement hantée par le rôle, apportant sensibilité et innocence au personnage. Elle est accompagnée d’actrices surprenantes : Louise Bourgoin et Isabelle Huppert notamment, en mères supérieures excessives, l’une sadique à souhait et la deuxième saphique et possessive.
Le film est donc terriblement d’actualité, on y parle de la violence et de l’intolérance au nom de Dieu, le projecteur – ou plutôt la bougie – est braquée sur l’intégrisme religieux qui, on l’oublie parfois ne sévit pas seulement derrière une barbe sur d’autres continents.
Hadrien Bouvier