La domestication (presque) parfaite du sommeil
Un séjour à Berlin, entre ministères, l’ambassade et quelques bars
Moment attendu pour certains depuis leur admission, le séjour d’études de première année à Berlin est une première occasion de s’évader avec l’ensemble de la promo pour une expérience unique, qui rassemble institutions et étudiants institutionnellement insomniaques.
Sous l’impression dominante du pull vert « Sciences Po » de notre directeur, dans un bus éclairé de la même de couleur et donnant à chacun un teint particulièrement flatteur, le départ est donné à 20 heures 50 dimanche 24 février. Dernière chance pour une bonne sieste – à part pour ceux qui sont incapables de dormir dans tout ce qui bouge. L’arrivée à 8 heures le jour suivant se fait donc déjà dans de bonnes conditions. Guerriers que nous sommes, il n’était pas question d’aller dormir – d’autant plus que les chambres ne se libéraient qu’à midi au plus tôt. 120 étudiants nancéiens partent donc dès 9 heures à la conquête de cette ville mythique qu’est Berlin, avant de se retrouver au ministère fédéral de la défense pour la première conférence, qui était pour certains la première occasion de fermer les yeux sur une nuit qui fut plus que longue.
« L’intervention militaire ne peut que fonctionner s’il existe un processus politique » expliquent Corvetten Kapitän Wald et son collègue, Hauptmann Schuster à un public à moitié endormi. La place de l’Allemagne et de l’Europe dans le système intégré de la défense européenne ou au sein de l’OTAN est importante (l’Europe fournit plus de soldats à l’OTAN que l’Amérique du Nord), mais « les Américains restent nécessaires, surtout pour la durée. » Concernant une possible armée européenne, « tant que nous ne sommes pas prêts à céder de notre souveraineté, il n’y aura pas de troupes européennes. » Le café après la conférence fait ressusciter certains.
La soirée passée au Gemeinschaftshaus Morus 14, une association sociale d’aide aux jeunes d’un quartier défavorisé de Berlin, présentait une fabuleuse occasion pour réfléchir à ce que nous appelons privilèges. Nous avons entendu que savoir lire une montre et répondre à des appels n’est pas du tout évident, ce qui donne lieu à s’interroger sur les exigences que nous avons envers ce monde qui sont – peut être – un peu élevées par moment.
La deuxième journée débute sur un accueil à l’ambassade de France, Pariser Platz, à deux pas de la porte de Brandebourg, en face de l’Ambassade américaine de laquelle sortait à l’instant le nouveau secrétaire d’État John Kerry, une canette de Coca Cola à la main, entouré d’une dizaine d’agents en costume noir. « À travers le spectre politique français et allemand il y a le même attachement à la relation franco-allemande », nous explique Caroline Ferrari, ministre conseiller à l’Ambassade de France en Allemagne, en se référent à la session commune des deux parlements dans les bâtiments du Bundestag et du Bunderat à Berlin. « La relation bilatérale a une importance en tant que telle, mais elle est bien sûr au service de l’Europe. »
Est et Ouest, la fête et la politique.
Le Bundeskanzleramt, siège de la chancelière Angela Merkel, est « le palais de l’Elysée allemand. Non pas de par l’architecture mais de par la symbolique », nous explique avec un léger sourire M. Schulz, directeur de la division 211 pour la sécurité, le désarmement, les relations bilatérales européennes et transatlantiques. La politique extérieure de l’Allemagne s’oriente selon à deux axes : l’intégration européenne et la politique transatlantique, avec l’OTAN et les États-Unis. M. Schulz voit aussi la relation franco-allemande comme « moteur important » en Europe. « Ça ne marche qu’avec la France et l’Allemagne. » Or, l’Allemagne est aussi tournée vers les Etats-Unis, qui constituent un partenaire historique.
Même si la fatigue commence à se faire sentir, mardi soir est une deuxième occasion pour tester la résistance de la vie nocturne de Berlin aux étudiants nancéiens – ou plutôt la résistance des étudiants nancéiens à la vie nocturne berlinoise. Pour mardi matin, le groupe est divisé en deux, avec une heure de sommeil supplémentaire pour la fin de l’alphabet. Peu nombreux sont ceux qui demandaient de changer du deuxième vers le premier. Mais deux fous se sont quand même trouvés – heureux étaient les deux qui purent profiter du changement inverse. Finalement, l’heure en moins ne s’est pas sentie.
C’était au tour de la Stiftung für Wissenschaft und Politik ainsi que du Zentrum für internationale Friedenseinsätze, deux think-tanks de politique nationale et internationale s’intéressant à un grand nombre de sujets, de nous faire la présentation de leurs domaines de recherche pour ensuite discuter sur des thèmes d’actualité. « Les Nations Unies ont besoin de partenaires locaux et régionaux, ainsi que d’États à impulsion pour mener à terme leur politique. » « La crise a provoqué un réduction sans précédent des politiques de défense. La question est alors de savoir comment on peut organiser une coopération dans ce contexte, sachant aussi que 80-90% des interventions militaires en Libye se faisaient grâce aux États-Unis. »
L’après-midi libre donna à certains l’occasion de rattraper un peu de sommeil et à d’autres, plus combattants, de réellement découvrir la ville. Berlin est une ville historique. Elle porte l’emprunte d’une division et le bagage d’une capitale de la terreur. Or, Berlin ne vit pas de son histoire mais avec elle. Berlin est un mélange historiquement ordonné de styles architecturaux qui furent pour la plupart imités après la seconde guerre mondiale. Un bon observateur trouvera l’ordre dans cet assemblage apparemment en désordre. Berlin rappelle son histoire, sans pour autant s’apitoyer. La ville se nourrit de son passé mais ne le recrache pas. Le mur n’est visible que par moments, mais constamment représenté par deux lignes de briques au sol, qui forment une cicatrice qui n’est recouverte que par un léger maquillage de la vie quotidienne. Berlin est un mélange entre un Harlem gentrifié et le centre monarchique de Londres. Entre les bâtiments soviétiques et le Reichstag, on aperçoit des reliques historiques qu’il s’agit d’interpréter correctement. Et, encore plus loin, il y a les reliques des nuits berlinoises qui, elles aussi, donnent à cette ville son caractère si spécial et unique, même si l’architecture n’est pas partout la plus belle au monde. Berlin, c’est capitale et ghetto, c’est la fête et la politique, le vieux et le nouveau, la séparation et la réunification. L’Ouest et l’Est, de même que c’est la rencontre entre la nuit et le jour, qui représentent deux réalités d’une même ville à plusieurs visages. « T’as dormi ? » – « Je ne sais pas. » Entendre ces phrases, c’est entendre la vie nocturne de Berlin s’exprimer.
L’Europe comme potager
Le Bundesrat, chambre des Länder, symbole du fédéralisme allemand, si étrange aux visiteurs français, nous accueille avec un grand sourire. Le sentiment d’être attendu et bienvenu fait du bien. « Voici les cadeaux que nous avons reçu à l’occasion de visites de chefs d’États. Je les trouve toujours assez kitchs, mais bon, il faut faire avec. » Assis dans la vraie salle plénière, les visages étaient fatigués, mais contents. On se sent important au premier rang de la représentation de « son » Land pour certains Allemands.
Suite d’une journée impressionnante au Auswärtiges Amt. « Il y a cinq ans, j’étais ici à votre place. » L’introduction est faite par un ancien de notre campus qui est en CDD de deux ans au ministère. Son chef anima ensuite plus une commission d’utopie qu’une conférence. Il faisait réfléchir aux problèmes. « Je suis venu avec beaucoup plus de questions que de réponses » – une annonce qui sera plus que vraie. On voit l’Europe comme potager, en imaginant couper tous les arbres (et par cette métaphore la dette) pour recommencer en tabula rasa. « Si nous faisons cela, avant de monter très vite, nous allons tomber très très bas » nous rappelle Dr. Peter Ptassek, directeur de la division E04 pour l’Union économique et monétaire. « Si je viens d’augmenter votre confusion, vous êtes maintenant à la hauteur du problème. » En effet, mission accomplie, mais tout en restant la conférence la plus vivante et au final intéressante, car originale.
Au Bundestag, avant dernière station de notre périple Berlinois, Olivier Luksic, député du FDP et lui aussi ancien de notre campus, nous expliqua avec beaucoup de patience le fonctionnement du Bundestag et la politique de la FDP, en faisant face à un grand nombre de questions très critiques des étudiants allemands. « Le franco-allemand est en régression » nous annonce-t-il. Même si nous avons passé la crise pour l’instant, les deux pays ne sont pas « sur la même longueur d’onde. » Taper sur le journalisme est à la mode. « Il y a une compétition pour la Une. » « Depuis l’intérieur, le verre est moitié plein. Pour les électeurs, il est moitié vide. » Il voit de manière pragmatique son influence en politique : « Empêcher des mesures est facile. Créer de la politique est beaucoup plus facile. » Une alarme l’appelle au vote nominatif et marque après 1 heure 30 la fin de la conférence animée par certains, en présence uniquement physique d’autres.
« Nous sommes le ministère qui s’occupe de tout mais que personne n’écoute » nous décrit Dennis Günther, du service des visites du ministère fédéral de l’économie et de la technologie. Un vol en concorde à travers les compétences du ministère, interrompu pour quelques secondes par des questions qui entraînent à eux un bon quart d’heure de réponse. Une fois lancée, la machine ne s’arrête plus. Fin de la conférence sur des applaudissements d’un public en attente du buffet devant la porte et certainement pas du retour en bus.
Les dernières heures à Berlin au moment du coucher de soleil sont pour certains l’occasion de se ravitailler en Ritter Sport, cet emblématique chocolat allemand, pour d’autres encore un temps précieux d’absorber des dernières impressions de la capitale allemande. Le bus du retour, teinté en bleu et animé de Star Wars II, endort progressivement toute une promotion marquée par deux nuits mathématiques sur 6 nuits réelles. À part bien évidemment ceux, qui n’arrivent pas à dormir dans tout ce qui bouge. Pour eux, le lit est remis à 7 heures du matin samedi, temps d’arrivée à Nancy. On finit par s’avouer qu’était temps. Même si Berlin aurait très bien pu durer.
Par Yann Schreiber.