Jean-François Chanet : portrait

Cette année, La Péniche interroge pour vous les grands professeurs de notre école. Pour commencer cette série, voici un entretien avec Jean-François Chanet, professeur d’histoire du XIXème siècle en première année, mais aussi enseignant en master et à l’école doctorale. 

Photo La Péniche
Photo La Péniche

Avant de rentrer dans le vif du sujet, pouvons-nous revenir sur votre parcours jusqu’à Sciences Po ?

N’ayant pas été préparé à l’option d’Histoire par mon lycée à Clermont-Ferrand, je suis d’abord rentré à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en Lettres Modernes. Hésitant, car l’un des attraits de la rue d’Ulm est de donner les moyens aux élèves de changer d’orientation, j’ai d’abord fait les deux licences.  Puis j’ai opté pour l’Histoire, ce qui m’a permis de rencontrer de grands professeurs comme  Philippe Boutry ou Maurice Agulhon, avec qui je travaille toujours. Enfin, comme la plupart des élèves de Normale, j’ai préparé l’agrégation dans ma matière.  Par la suite, j’ai enseigné dans plusieurs établissements avant de postuler à Sciences Po, notamment, pendant seize ans, à l’Université de Lille III comme maître de conférences puis comme professeur.

 

Vous êtes aujourd’hui professeur en première année, master et à l’école doctorale, comment percevez-vous votre travail au sein de Sciences Po ?

C’est en effet ma quatrième rentrée cette année au sein de l’établissement. Le « grand cours » de première année avait justifié la création du poste que j’occupe. J’en suis très heureux car c’était un cours nouveau pour moi, de par son accompagnement pédagogique (e-cours, …).  J’enseigne également en master d’histoire et à l’école doctorale. Les cours que je donne sont donc très différents par leur contenu et leurs objectifs, mais également par les attentes très distinctes des publics. Les étudiants de master ou les doctorants attendent un contenu plus scientifique, plus spécialisé. En première année, j’ai davantage la « mission » de faire aimer l’Histoire, de donner envie aux étudiants d’approfondir leurs connaissances.  Car cette discipline est en constant recul de nos jours, surtout au lycée. Je suis très préoccupé par le niveau de culture historique, des dirigeants comme des citoyens, qui ont souvent une trop courte vue dans leurs décisions. Je sais que c’est ambitieux, mais j’aimerais transmettre un certain état d’esprit, une position de questionnement, un acquis de connaissances minimum pour les futurs énarques en particulier. Mais un semestre est bien trop court et je crains qu’il ne laisse aux élèves que des souvenirs superficiels.

 

Vous semblez très inquiet pour l’avenir de l’histoire notamment auprès d’étudiants appelés à exercer des postes décisionnaires, est-ce pour cela que vous avez voulu enseigner à Sciences Po ?

En effet, les étudiants de Sciences Po occupent beaucoup mon attention. Malheureusement, mes travaux de recherche, la participation aux jurys de thèse, la direction d’une revue sont chronophages et je regrette de ne pouvoir les rencontrer plus individuellement. Mais ma décision de travailler à Sciences Po n’était pas motivée que par son public. Les mesures de Richard Descoings à l’époque ont aussi retenu mon attention ; j’avais en particulier un intérêt d’historien de l’éducation, mais aussi de citoyen, pour la décision spectaculaire d’ouvrir une voie de recrutement à des lycées signant une convention de partenariat avec Sciences Po. Je continue de penser que c’était souhaitable car cela incitait à réfléchir sur le caractère profondément inégalitaire de Sciences Po, cela contribuait à la mixité sociale. Enfin, je l’ai dit, l’accompagnement pédagogique m’intéressait beaucoup. Je suis persuadé que les cours en présentiel et les e-cours se complètent car si l’échange entre enseignants et étudiants est irremplaçable, l’enseignement numérique permet de réécouter, de reprendre les détails et d’approfondir. Les nouvelles technologies sont très souples et nous permettent de nous adapter aux attentes différentes selon le niveau universitaire. En ce moment par exemple, je travaille sur un cours essentiellement numérique permettant une remise à niveau pour les masters, sous forme de petites séquences. Il faut cependant l’admettre, j’aime enseigner mais en tant qu’historien, je suis aussi évalué sur d’autres activités.

 

En effet, vous semblez vous être beaucoup investi dans la recherche parallèlement à  Sciences Po. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J’ai intégré l’Institut Universitaire de France en 1999, une institution pluridisciplinaire qui permet durant cinq ans de consacrer davantage de temps à la recherche sans cesser d’enseigner. Claude Allègre, à l’origine de cette idée, était préoccupé par la tendance du système universitaire français à stériliser les bons chercheurs. L’IUF est un des moyens, encore trop limités sans doute, d’obtenir du temps et des crédits pour la recherche.  J’ai notamment passé mon habilitation pour être professeur pendant ces années.

De même, j’ai eu l’occasion de publier deux livres personnels, l’un issu de ma thèse, L’école républicaine et les petites patries en 1996, et l’autre de mon habilitation, Vers l’armée nouvelle en 2006. J’y reviens sur le travail de deux grandes institutions nationales et « nationalisantes ». D’une part j’ai voulu expliquer, et non pas défendre, l’école républicaine que l’on a accusée de « génocide culturel ». D’autre part, j’ai voulu étudier la place de l’armée dans l’État et dans la société au début de la IIIe République.

 

Le XIXème siècle est indéniablement votre spécialité. Pourquoi une telle fascination pour cette période ?

Le XIXème siècle n’est pas une fin en soi. En réalité je suis remonté dans le temps pour chercher des éléments d’explication à des questions liées au présent. J’arrivais à un moment où il y avait beaucoup de débats sur la culture nationale et où les régionalistes obtenaient une plus grande place dans l’enseignement, notamment à travers les écoles d’immersion linguistique, comme les écoles Diwan en Bretagne. Je suis donc remonté aux origines de cet antagonisme entre l’éducation nationale et les langues et cultures régionales, au XIXème siècle, à un moment où l’Etat avait vraiment besoin d’une institution « nationalisante ». Et j’ai voulu montrer qu’à cette époque, l’Etat s’était montré plus accommodant, moins coercitif qu’on ne l’avait prétendu. Au fond le XIXème siècle m’a intéressé car c’est une époque des possibles, un grand laboratoire politique. Evidemment ce goût m’est aussi venu de mon maître, grand historien de la politisation de masse.

 

Vers l’Armée Nouvelle est évidemment une référence directe à l’ouvrage de Jean Jaurès, personnage que vous avez beaucoup étudié. Comme lui certains protagonistes de l’histoire vous ont t-ils particulièrement marqué ?

[rires] Vous savez, en tant qu’historien, j’essaye de trouver le chemin menant à la compréhension de tous les acteurs, même ceux éloignés de mon monde. Il n’y a rien de tel que l’histoire pour vivre plusieurs vies. En revanche, il est vrai que Jean Jaurès m’a beaucoup fasciné et je l’admire encore plus après l’avoir étudié en profondeur. Je suis sensible à son courage, aux risques qu’il a pris notamment en politique. Mais je retiens surtout la manière dont il considérait son travail, son esprit encyclopédique. Ce monstre de lecture avait toujours un point de vue justifié, très argumenté au quotidien.

Ce qui m’intéresse particulièrement, chez certains acteurs de l’Histoire, c’est la part de la contingence dans leur destin exceptionnel. Quelle était la part de probabilité pour que Clemenceau soit à 77 ans le « Père la Victoire » ? Il fallait une situation elle-même exceptionnelle.

Mais si je dois vraiment citer un nom, je dois avouer que j’ai une admiration particulière pour quelqu’un qui a choisi d’enseigner à Sciences Po : Elie Halévy.  Je salue son œuvre et son esprit critique toujours en éveil. Les textes de ses trois conférences à Oxford en 1929, par exemple, sont admirables et devraient être lus par tous les étudiants de la rue Saint-Guillaume.

 

Enfin pour conclure, LaPéniche.net a proposé aux étudiants de vous poser directement une question. Celle qui en ressort à l’unanimité est : Pourquoi des cours de première année à 8h ?

Croyez-moi, ce n’est pas ma volonté ! Chaque année j’ai essayé de trouver un autre horaire mais c’est une contrainte insurmontable car il faut faire deux fois le même cours deux jours de suite afin que tous les élèves puissent y assister et la disponibilité de l’amphithéâtre Emile Boutmy est limitée. Mais comme les élèves, je préfèrerais un autre horaire !