Interview de Laurence Bertrand Dorléac – Partie 1/3 : Présentation et parcours
Suite à la nomination de Laurence Bertrand Dorléac à la présidence de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP) le 10 mai dernier, la rédaction de La Péniche a souhaité s’entretenir avec l’historienne de l’art, commissaire d’exposition et professeure à Sciences Po. Dans ce premier volet, la nouvelle Présidente revient sur son parcours personnel et professionnel.
Madame Bertrand Dorléac a souhaité répondre à nos questions à l’écrit. Après avoir reçu ses réponses, nous avons souhaité prolonger l’entretien avec des questions d’approfondissement, que nous lui avons posées à l’oral lors d’une entrevue et auxquelles elle a souhaité répondre également à l’écrit. Lesdites questions d’approfondissement ainsi que les réponses correspondantes sont indiquées en italique.
La Péniche : Pour commencer, pourriez-vous vous décrire en trois mots ?
Laurence Bertrand Dorléac : « Je voudrais bien mais je n’y arrive pas. Désolée. »
LPN : Vous le dites souvent, vous êtes avant tout universitaire, historienne de l’art : quel lien faites-vous entre votre formation et Sciences Po ?
« Je ne suis pas sûre d’être « avant tout » universitaire car j’ai toujours pratiqué plusieurs activités sinon plusieurs métiers à la fois. Aujourd’hui encore, je suis chercheuse, professeure, écrivaine mais aussi directrice de collection et commissaire d’expositions. Tout cela me semble complémentaire et nullement contradictoire.
Sciences Po convient mieux à ma formation transdisciplinaire que n’importe quelle université spécialisée. En outre, j’aime diffuser la pensée auprès de publics variés : c’est plus difficile mais plus exaltant. Quand j’étais étudiante, je suivais dès que je le pouvais les cours au Collège de France où j’aimais déjà l’auditoire bigarré et le mélange des générations. »
LPN : Une personnalité tant politique qu’artistique qui vous inspire ?
« Beaucoup m’intéressent mais tant de choses et d’êtres m’inspirent selon les moments et les circonstances. Depuis un certain temps, j’essaie d’approcher la vie politique par d’autres moyens que le contenu des discours qui deviennent en bien des cas de moins en moins cohérents et de plus en plus pauvres.
J’observe Greta Thunberg pour les formes qu’elle a données à son combat politique en faveur de l’écologie. Elle vient d’une famille d’artistes et sa façon d’agir me relève d’une esthétique de la politique qui surprend et qui défait les codes traditionnels, depuis sa grève scolaire devant le parlement suédois, à partir de l’été 2018. Elle a mobilisé à l’échelle planétaire, bien au-delà de sa génération, elle a influencé jusqu’aux déclarations sinon l’action des dirigeants politiques, économiques, religieux. Beaucoup d’entre eux lui ont rendu hommage : Barack Obama, Christine Lagarde, le Pape, Angela Merkel ou Desmond Tutu. Avec elle, nous sommes largement dans l’univers des formes : des apparitions, des gestes, du langage, de la voix, du visage, des vêtements, des coiffures. Elle entraîne, elle convertit, elle ennuie ou elle exaspère par les formes qu’elle donne à son engagement à travers ses actions reprises dans les médias : réseaux sociaux, vidéos, photographies, caricatures, BD, série télévisuelle, logos, les mèmes, les produits dérivés. Les mots qu’elle emploie, qu’elle répète, qu’elle combine, finissent par agir comme des images mentales contagieuses et ces mots ont la forme de la rébellion, de l’espoir et du désespoir, mais aussi d’une nouvelle raison écologique anxieuse qui s’impose de plus en plus largement. Son combat est sans doute né de la vision d’un documentaire sur le réchauffement climatique et la disparition des animaux polaires qu’il suppose. Elle dit qu’un ours privé de sa banquise est resté bloqué dans sa tête.
Avec un style bien à elle, cette très jeune femme fait partie des personnalités qui ont changé les règles admises de la vie politique internationale en se servant de techniques nouvelles aussi, des réseaux sociaux en particulier. »
LPN : Pourriez-vous nous en dire davantage sur vos autres recherches ? Peut-on faire un lien entre vos propos et les travaux de Bruno Latour sur les acteurs non-humains ?
« Mon autre grand chantier de recherche est lié à l’exposition que je prépare pour le Louvre à l’automne 2022 sur Les choses. Une histoire de la nature morte depuis la Préhistoire. Ce sujet que j’étudie depuis 2015 a donné lieu à des cours, à des séminaires, à un livre qui est paru chez Gallimard cet automne : Pour en finir avec la nature morte. L’idée, c’est que les choses sont des actrices à part entière de notre monde, elles agissent sur nous autant que nous agissons sur elles. Or, les artistes les ont toujours pris au sérieux comme des muettes qui en disent long sur nos relations avec le vivant et le non-vivant, le matérialisme et la spiritualité, l’abondance et la rareté. Ils les font parler en leur donnant une forme depuis que les représentations existent. Puis, les choses nous survivent, elles sont les traces sensibles après la disparition des êtres. On peut écrire leur biographie comme on écrit la biographie de personnes. Je ne suis pas animiste mais je crois en leur action, à leur agency pour reprendre le terme de l’anthropologue anglais, Alfred Gell. Disons qu’en tout cela, je m’inscris dans une lignée philosophique mais aussi littéraire contemporaine qui pense les choses : de Francis Ponge à Georges Perec et de Bruno Latour à Quentin Meillassoux. »
LPN : Comment articuler ces recherches avec votre mandat à la FNSP ?
« Je voudrais aussi faire de ma mission à Sciences Po un terrain d’observation attentive. J’apprends déjà beaucoup de toutes celles et ceux qui habitent cette institution variée. Je suis heureuse de rencontrer les conseils, les commissions et les personnes.
Nous sommes potentiellement en mode recherche dans toutes les activités humaines. Il suffit d’avoir le goût de l’exploration et de l’analyse. Je continuerai à chercher dans mon domaine de compétence pour me renouveler et diffuser de nouveaux savoirs autour de moi. Je vais exercer mon métier auprès des étudiantes des étudiants qui sont la raison d’être de cette institution. Arrêter de faire cours serait me couper du cœur de Sciences Po. »
LPN : Quelle est votre vision de votre mandat de présidente ? Comment souhaitez-vous l’incarner ? Vous semblez décrire une posture d’observatrice, en retrait, plutôt que de présidente omniprésente…
« Je ne serai pas seulement une observatrice ou plutôt, j’observerai pour mieux penser les actions à mener. À cet égard, la première mission que je dois remplir, c’est d’assurer un processus de nomination de la prochaine direction dans les meilleures conditions possibles aux côtés de la présidente du CI [Conseil de l’Institut, ndlr], Jeanne Lazarus. Nous nous y employons activement.
Par ailleurs, je vais encourager un socle commun de projets et de valeurs partagées à Sciences po. Ce ne sera pas seulement une mise en chiffres mais un projet fédérateur qui contiendra nos grandes orientations passées, présentes et futures. C’est dans cet esprit que j’aimerais faire du conseil d’administration une instance qui sera force de propositions et de discussion.
Au chapitre des sujets qui seront abordés dès la rentrée : la déontologie et le programme Welcome refugees qui a besoin d’être consolidé. Prenons cet exemple : sa responsable viendra en faire un premier bilan au prochain CA [Conseil d’administration de la FNSP, ndlr]. Autour de la table se trouveront des dirigeants d’entreprises qui ont forcément des idées sur la politique de donations et de stages possibles pour renforcer cette action. »
LPN : Qu’est-ce que Sciences Po représente pour vous personnellement ?
« J’ai trouvé à Sciences Po un climat de liberté de penser et d’agir que je n’avais rencontré dans aucun autre lieu d’enseignement à un moment où l’Université n’était pas aussi ouverte qu’aujourd’hui. Sans cette institution bien particulière, il n’est pas certain que je serais restée dans le monde de l’enseignement et de la recherche qui peut me sembler à bien des égards trop fermé. J’ai besoin d’ouvrir des fenêtres sur différents mondes avec un auditoire qui se destine à une pluralité de métiers et de secteurs. »
LPN : Considérez-vous que le monde de l’enseignement supérieur (et de l’enseignement en général) est à redéfinir ? La liberté dont vous parlez est-elle propre à Sciences Po ?
« Le champ de l’enseignement supérieur et de l’enseignement en général est en voie de redéfinition par la force des choses depuis la pandémie mais aussi, plus durablement parce que les conditions technologiques de diffusion des savoirs ont changé. On trouve rapidement toutes les informations factuelles que l’on veut mais on n’a jamais autant eu besoin d’outils intellectuels pour penser intelligemment l’immense banque de données dont nous disposons. Nous devons faire preuve d’imagination. Toutes les universités y réfléchissent, tous les enseignants et les enseignantes du monde y réfléchissent.
Sciences Po me semble être un lieu pour essayer d’autres formes d’enseignement, de travail, d’enquête, de recherche en commun sur des sujets neufs. L’examen d’entrée montre que même le mode d’évaluation peut évoluer rapidement. Puis, à Sciences Po, de plus en plus d’enseignantes et d’enseignants font de la recherche de haut niveau et c’est la garantie que leurs savoirs se renouvellent aussi. Les étudiantes et les étudiants en profitent forcément. »
Propos recueillis par Elise Ceyral et Sarah Miansoni.
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