« Il faut arrêter avec cette logique de camp contre camp » : entretien avec Alain Rozenkier et David Chemla
David Chemla et Alain Rozenkier sont membres fondateurs de La Paix Maintenant, une association qui soutient le mouvement israélien Shalom Arshav, fondé en 1978, dénonce la politique du gouvernement Netanyahu et plaide pour une solution politique à deux Etats. Entretien croisé entre ces deux hommes, défenseurs de la paix entre Palestiniens et Israéliens.
Propos recueillis par Ismaël El Bou-Cottereau, Liam Piorowicz et Alexandre Thuet Balaguer
La Péniche : Comment comprendre que les voix du camp de la paix soient étouffées aujourd’hui ?
Alain Rozenkier : Il y a effectivement un affaiblissement du camp de la paix qui a commencé après l’assassinat du Premier Ministre Rabin en 1995 et les attentats qui l’ont précédé et, surtout, avec la Seconde Intifada. La société israélienne dans sa majorité a cessé de croire à la continuation des accords d’Oslo, parce qu’elle était arrivée à la conclusion qu’il n’y avait pas de partenaire possible du côté palestinien. Avec la multiplication des attentats et la position fermée de l’Autorité palestinienne, il y a eu une perte d’espoir de la société israélienne qui ne voulait pas voir – et ne veut toujours pas voir – sa part de responsabilité dans l’échec du processus d’Oslo. Depuis une vingtaine d’années, les différents gouvernements israéliens n’ont pas mené de véritables négociations avec l’Autorité palestinienne, à l’exception du gouvernement Olmert en 2008. La continuation de l’occupation, le développement continu des colonies, les attentats et les roquettes tirées sur le territoire israélien depuis Gaza ou du Liban, après les retraits israéliens de ces territoires, ont entraîné une perte de confiance dans les deux populations sur l’existence de partenaires.
Toutefois, parler de disparition du camp de la paix n’est pas exact. Certes, la question des colonies n’était pas au centre des manifestations contre la réforme juridique du gouvernement l’année dernière. Mais certains des manifestants proclamaient “pas de démocratie dans le cadre des territoires occupés”, “pas de liberté quand un peuple en opprime un autre”. Il y a eu un mouvement, minoritaire j’en conviens, d’ONG qui appelaient à regarder “l’occupation dans les yeux.” La mobilisation de plusieurs centaines de milliers de personnes chaque semaine portait essentiellement sur la défense de la démocratie israélienne et la sauvegarde de son système judiciaire. Et pour réussir à battre la droite sur ces mots d’ordre, il fallait unir les forces et non pas les diviser.
David Chemla : La Seconde Intifada est fondamentale pour comprendre l’affaiblissement du camp de la paix depuis plus de 20 ans. Quand elle se déclenche, en septembre 2000, elle conduit à la chute du gouvernement travailliste mené par Ehud Barak.
Du côté palestinien, le Fatah était l’interlocuteur. C’est, et cela a son importance aujourd’hui, un mouvement laïque. Du côté Israélien, la droite revient au pouvoir avec Ariel Sharon mais les fils n’étaient pas coupés entre les anciens négociateurs des accords d’Oslo. En 2003, à l’initiative d’acteurs politiques palestiniens et israéliens, a été signé à Genève un accord de paix virtuel qui allait dans le détail du conflit en proposant des solutions aux questions difficiles : les frontières, les réfugiés, les colons, Jérusalem… Mais devant le développement de la Seconde Intifada et la multiplication des attentats dans des villes israéliennes qui ne sont pas des colonies, la société israélienne a interpellé le camp de la paix en lui demandant avec qui elle voulait parler. La gauche et le camp de la paix se sont trouvés démunis. Depuis, on n’a jamais vraiment réussi à sortir de cette situation, malgré quelques soubresauts et des manifestations. Et la gauche n’a jamais réussi à remobiliser sur ce thème la population même si, selon les sondages, il y a toujours un bon tiers de la société qui est sur nos positions, un autre tiers qui veut la sécurité et qui pense qu’il n’y a pas de partenaire palestinien et un dernier tiers qui est aligné sur les positions de l’extrême droite.
LPN : Le 7 octobre a-t-il changé les visions au sein de la société israélienne ?
David Chemla : Pour beaucoup, la théorie sécuritaire du gouvernement Netanyahu, basée sur l’idée que le Hamas n’était pas un danger et qu’il suffisait de le laisser gérer la bande de Gaza avec l’argent délivré par le Qatar avec l’aide d’Israël pour le convoyer – 30 millions par mois -, s’est effondrée. Le pays est encore sous le choc devant ce massacre de près de 1200 personnes, en majorité des civils qui se sont trouvés démunies devant une invasion de plus de 3000 miliciens armés et bien entrainés du Hamas et la capture de 240 otages. Depuis, la population vit un traumatisme constant. En proportion de la société française, c’est l’équivalent de 100 Bataclan. Et ces victimes étaient essentiellement des gens des kibboutzim, des gens de gauche et du centre, appartenant plutôt au camp des modérés..
La population veut la sécurité. Le gouvernement, lui, a simplement une approche militaire – éradiquer le Hamas – et n’a aucun projet politique pour le jour d’après la guerre. De l’autre côté, l’idéologie du Hamas n’est pas celle de deux Etats, contrairement au Fatah qui, lors des accords d’Oslo, avait accepté le principe de deux Etats.
S’il y avait eu des élections à Gaza avant le 7 octobre, le Hamas les aurait perdues au profit du Fatah. La population gazaouie vit sous une dictature, les opposants et les homosexuels y sont tués. De même, s’il y avait eu des élections en Cisjordanie, le Fatah les aurait perdues au profit du Hamas. Des deux côtés la population veut se séparer de ses dirigeants qui sont tous – ou presque – corrompus.…
La question, c’est comment sortir de cette situation aujourd’hui ? Si l’on s’adresse à des étudiants qui sont préoccupés par ce conflit, il faut leur expliquer que ce n’est pas blanc ou noir. C’est un conflit qui, depuis un siècle, oppose deux nationalismes qui ont chacun leur histoire et leur légitimité. La seule solution, c’est le compromis. Pour l’instant il n’y a pas de majorité politique pour cela en Israël. Mais, selon certains sondages, il y en aurait une pour une solution basée sur deux Etats dans le cadre d’un accord global qui inclurait une normalisation des relations avec l’Arabie Saoudite.
Alain Rozenkier : Quand on est France, ce n’est pas la peine de faire semblant de mener une guerre et de rejouer le conflit. Ce n’est pas rendre service aux Palestiniens. Il faut être solidaire, dénoncer les massacres. On ne peut que se féliciter qu’une partie de la jeunesse se mobilise sur ces thématiques. Mais ce que l’on peut attendre d’étudiants ou d’intellectuels, c’est qu’ils prennent conscience du fait qu’ils ne sont pas sur place et que se sentir solidaire ne veut pas dire s’aligner inconditionnellement sur les positions des uns et des autres. Il faut se demander en quoi notre solidarité peut déboucher sur quelque chose de positif, au-delà de crier “Israël assassin, Palestine vaincra !” ou “Israël vivra, Israël vaincra !”
LPN : Comment comprendre cette faille empathique des deux côtés ?
David Chemla : Il y a un phénomène de société qui dépasse le conflit : on essentialise les gens, on leur attribue une identité malgré tout ce qu’ils peuvent dire, on les assigne à un camp. Comment peut-on arriver à exclure dans une manifestation féministe des femmes qui viennent dénoncer les viols commis par le Hamas le 7 octobre contre des Israéliennes et ne pas condamner ces viols ?
Il faut arrêter avec cette logique de camp contre camp. Il y a une vingtaine d’années, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) se disait “sioniste et propalestinien”. Nous, à La Paix Maintenant, nous avons toujours soutenu ceux qui se battent depuis des années pour une solution politique à deux Etats et la fin de la colonisation. Nous avions reçu, lors des accords de Genève Yasser Abd Rabbo, l’artisan palestinien de cet accord, un ancien ministre lié au Fatah.. Il nous disait qu’il est plus facile pour un Palestinien de faire la paix avec un Israélien que de la faire avec un pro-israélien, et réciproquement… Les plus extrémistes, ce sont souvent ceux qui sont à l’étranger. Mais ceux qui se côtoient sur le terrain lors de négociations ont appris à se connaître, ils prennent des cafés ensemble, sont dans une approche d’ouverture et nouent des liens.
LPN : Albert Camus écrivait : «Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement.» Avancer, est-ce aussi dire oui à une vraie solution politique au-delà des indignations ?
Alain Rozenkier : Il est effectivement nécessaire de réintroduire une dose de complexité. C’est ce que veulent faire des mouvements comme Les Guerrières de la Paix, en affirmant que l’on peut tout à la fois exiger la libération des otages et protester contre les bombardements israéliens sur Gaza.
C’est un travail à faire au sein de la société israélienne, face au développement d’une fraction religieuse et extrémiste de plus en plus importante. Mais aussi du côté des Palestiniens, face aux islamistes qui veulent exclure tout ce qui n’est pas musulman de cette terre qu’ils considèrent comme une terre d’islam.
La seule alternative possible est un cessez-le-feu avec un accord débouchant sur la libération des otages, pour enclencher un processus politique.
LPN : Alain Rozenkier, vous aviez estimé en 2022 que l’emploi du terme “apartheid” par le rapport d’Amnesty est “un mauvais coup contre le camp de la paix”. Comment faire émerger la vérité sur ce conflit alors qu’elle est brouillée par des stratégies et des mots polémiques qui figent le débat ?
Alain Rozenkier : Il y a une confusion autour de ces termes selon que l’on parle des territoires occupés ou bien d’Israël. Cela renvoie à une vision binaire de l’histoire. Il en va de même pour la notion de “génocide”. L’ancienne présidente de la Cour pénale internationale n’a pas parlé de génocide à Gaza, mais de risque de génocide. La notion génocide renvoie à la volonté d’exterminer un peuple avec des mesures concrètes et un projet politique d’éradication, contrairement aux crimes de guerre. En Israël, nous sommes dans un état de guerre. On peut discuter de la proportionnalité de la réaction israélienne, mais elle ne s’inscrit pas dans une volonté d’éradication du peuple palestinien. De l’autre côté, quand l’extrême droite israélienne évoque la création de nouvelles colonies à Gaza, elle renforce ceux qui, à tort, prétendent qu’Israël aurait un projet de transfert et d’expulsion de la population palestinienne.1
LPN : Certains étudiants réclament une remise en question ou un boycott des universités israéliennes. Quel est votre regard là-dessus ?
Alain Rozenkier : Un boycott serait contre-productif. Une bonne partie de l’opposition au gouvernement israélien et aux colonies se retrouve dans les universités. Affaiblir ce courant, c’est renforcer les extrémistes qui veulent la victoire totale d’un camp contre l’autre.
LPN : Beaucoup ont pu dénoncer une “instrumentalisation” de l’antisémitisme pour diaboliserait la cause palestinienne. Mais n’est-ce pas une façon de mettre sous le tapis l’explosion de l’antisémitisme en France ? Dans son rapport, le Crif parle d’une augmentation de 1000% des actes antisémites en 2023 et suite au 7 octobre.
Alain Rozenkier : Il est vrai que certains font passer toute critique légitime du gouvernement israélien pour de l’antisémitisme. On peut – et même on doit – critiquer cette politique, sans toutefois remettre en cause l’existence de l’Etat d’Israël. Le professeur Vladimir Jankélévitch l’avait dit : dans certains cas, l’antisionisme est le cache sexe d’un certain antisémitisme et d’une idéologie qui vise à délégitimer Israël.
David Chemla : Quand on traite un étudiant juif de “sioniste”, on utilise ce mot pour ne pas dire juif. Le sionisme, c’est reconnaître la légitimité du mouvement national juif. Comme tous les mouvements nationaux, il comporte en son sein des partisans de droite et de gauche qui ont des visions différentes. Être antisioniste, ce n’est pas critiquer la politique du gouvernement israélien, car c’est légitime de le faire. Il faut se battre pour une solution qui n’exclut ni l’un ni l’autre.
Alain Rozenkier : Il y a une assignation identitaire. Aujourd’hui on demande aux étudiants juifs comment ils se situent par rapport aux massacres à Gaza. Après les attentats en France en 2015, certains demandaient aux musulmans de se désolidariser. Personne n’a à se justifier, ni en 2015 ni aujourd’hui. Ils sont Français ! Il faut arrêter avec ça.
Illustration : Alain Rozenkier et David Chemla, membres fondateurs de l’association La Paix Maintenant. Crédit photo : Alexandre Thuet Balaguer
- Cet entretien a eu lieu avant que Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale, demande à la CPI de délivrer un mandat d’arrêt pour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité présumés contre Benyamin Netanyahou, en même temps que contre son ministre de la Défense Yoav Gallant et que contre plusieurs hauts responsables du Hamas.
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