François Gemenne : climat et sécurité, perspectives d’avenir d’un couple sulfureux
L’association Olivaint a organisé une conférence dédiée aux liens étroits entre sécurité et anthropocène, le soir du 25 janvier 2022. Pour traiter d’un sujet aussi complexe, les organisateurs ont tout simplement invité l’un des plus grands spécialistes francophones, François Gemenne.
Des traits arrondis, un costume élégant, des cheveux courts et un léger accent belge s’installent dans l’ancienne salle Eugène d’Eichtal où l’association Olivaint organise sa conférence dédiée aux liens entre sécurité et anthropocène. Ayant réalisé un article pour Terra Nova Sciences Po sur les déplacés climatiques, je connaissais déjà l’invité, François Gemenne, qui, pour y avoir consacré sa thèse, est un spécialiste du sujet. Ancien conseiller du parti écologiste belge Ecolo, collaborateur de Bruno Latour et dorénavant enseignant à Sciences Po Paris, le Liégeois est également expert de tout ce qui touche à l’adaptation à la catastrophe environnementale. Après un exposé magistral de trois bons quarts d’heure, il a répondu aux questions d’Olivaint, puis à celles du public. Retour contextualisé sur cette conférence inspirante.
Le premier enseignement de Monsieur Gemenne est que le climat est un sujet de sécurité internationale, comme en atteste le prix Nobel de la Paix décerné aux auteurs du GIEC en 2007. Il faut comprendre ici deux choses : d’une part le changement climatique est une menace pour les Etats, c’est-à-dire une menace militaro-politique, mais d’autre part c’est aussi un défi pour les sociétés et les humains. Ainsi, les conflits en Afrique sont particulièrement sensibles aux variations climatiques, qui génèrent des vagues migratoires elles-mêmes conflictuelles. Au Nigeria par exemple, les agriculteurs s’en prennent aux éleveurs dont les troupeaux saccagent les cultures lorsqu’ils sont obligés de quitter leurs racines. Au Tchad, les terroristes profitent d’une compétition de plus en plus rude pour des ressources de plus en plus rares : ils offrent leur protection aux paysans et enrôlent une partie d’entre eux en échange. Par ailleurs, certains fleuves sont particulièrement conflictuels : le Nil (Ethiopie, Soudan, Egypte), l’Euphrate et le Tigre (Turquie, Irak, Koweït) ou encore le Mékong (Chine, Laos, Vietnam, Cambodge).
En résultent des migrations importantes, qui ne feront que croître dans les années à venir (d’après le rapport Groundswell, 216 millions de personnes pourraient être amenées à migrer d’ici 2050). Or, bien que l’origine environnementale de ces déplacements ne fasse pas de doute, le statut de réfugié climatique n’existe pas, ce qui signifie que les déplacés environnementaux n’ont aucune protection juridique. Les pays du Sud n’ont d’ailleurs aucune envie que cela advienne, et ce pour trois raisons que François Gemenne énumère : ils considèrent que reconnaître les migrations climatiques, c’est se résigner face à la catastrophe ; ils refusent d’être vus comme des Etats voyous incapables de s’occuper de leur population (le Bangladesh notamment) ; et ils dénoncent une nouvelle contrainte qui s’abattrait sur eux, car il ne faut pas oublier que les principaux pays d’accueil de ces déplacés sont aussi des pays du Sud.
Si l’environnement impacte directement la sécurité humaine et génère des tensions entre Etats, il ne faut pas oublier également que les armées sont de plus en plus concernées par le dérèglement climatique. En effet, elles sont adaptées à un climat assez précis, alors que celui-ci vienne à changer, et tout est perturbé. L’exemple des sous-marins nucléaires est éloquent : leurs sonars, qui conditionnent leurs facultés à se déplacer, fonctionnent en analysant les différentes couches de température de l’eau. Que se passera-t-il lorsque cette dernière va augmenter et que les armes nucléaires aquatiques seront impossibles à manipuler ? En France et aux Etats-Unis, comme partout ailleurs, les armées cessent de négliger le climat et le prennent désormais très au sérieux. Elles sont conscientes des impacts du changement climatique sur leurs activités et de leur propre impact sur l’environnement. C’est pourquoi elles songent à diminuer leur dépendance au pétrole. Il y a un véritable changement de paradigme qui place l’environnement au cœur des enjeux de sécurité. Au-delà des contraintes, le climat exige aussi des armées qu’elles adaptent leurs activités, puisqu’elles sont de plus en plus impliquées dans des missions humanitaires, qui sont souvent liées à des enjeux environnementaux.
Le politologue accorde une certaine importance à la géo-ingénierie, cette technologie qui permet de modifier la météo en invoquant la pluie à un endroit précis à un moment donné, puisqu’il la voit devenir la digne successeur de l’arme nucléaire. C’est-à-dire que le pouvoir de dissuasion deviendra bientôt synonyme de manipulation du climat, d’inondations ou de sécheresses programmées. La Chine et l’Inde s’y intéressent déjà de près, de même que certains milliardaires américains qui ne démordent devant aucun de leurs rêves fous (suivez mon regard…). Or, Monsieur Gemenne s’inquiète de ce qu’aucune réglementation n’encadre la géo-ingénierie naissante, et rien n’est encore fait dans ce sens, alors même qu’on ignore complètement les effets secondaires de l’usage de cette technologie. Elon Musk envisage d’envoyer un parasol géant dans l’espace pour faire de l’ombre à la Terre : personne ne peut l’empêcher de faire cela, car il n’existe aucune gouvernance. Cela n’est pas sans rappeler les débuts du nucléaire : un potentiel encore inconnu, pensé pour la paix mais dont l’usage pourrait se révéler plus controversé, et dont les tentatives de gouvernance se font attendre. “Au fond, le Schtroumpfeur de pluie avait très bien prédit ce qui est en train de se passer”, ironise Gemenne.
Refermons ce volet comme François Gemenne l’avait ouvert : selon lui, tous les enjeux contemporains vont être bouleversés par la catastrophe qui s’annonce, et parmi eux, la géopolitique et les relations internationales. Les notions clés de ces deux domaines, telles que l’État, la souveraineté, la puissance ou les frontières, vont être complètement redéfinies.
Attardons-nous sur les interrogations que l’on peut avoir quant à la notion d’Etat. Largement discuté, ce concept renvoie néanmoins unanimement à un territoire. Weber va dans ce sens, le Traité de Westphalie (1648) également, lui qui est fondamental dans la formation de l’Etat moderne (dit “westphalien”), et le territoire est l’un des critères retenus à Montevideo pour définir ce qu’est un Etat. Or, certains pays insulaires sont littoralement (!) menacés d’extinction, on peut notamment citer les Maldives ou les Tuvalus. La question que se posent ces atolls est donc la suivante : un Etat peut-il exister sans territoire ? Autrement dit, peut-on imaginer un Etat virtuel ? L’idée, qui peut sembler plus attrayante que des déplacements de populations massives pour créer un Etat sur un bout de territoire d’un autre Etat (la dernière fois que c’est arrivé, en Palestine, ça n’a pas très bien réussi), n’est pas sans risque : que se passera-t-il quand il faudra accueillir Bezosland à l’ONU ? Ou l’Etat Islamique déterritorialisé ? De plus, comme le rappelle François Gemenne, les Accords de Paris (qu’on n’arrive pas à respecter) prévoient un scénario dans lequel la montée des eaux sera d’un mètre, soit assez pour engloutir 10% de la surface du Vietnam. Si l’existence du pays n’est dans ce cas pas remise en cause, le sujet n’en est pas moins politiquement compliqué. En effet, il est impossible de protéger tout le monde (en construisant des digues), donc il va falloir choisir ceux qui seront protégés et ceux qui seront déplacés. Un choix d’autant plus ardu que les victimes finiront pas demander des comptes. Mais à qui ? Aux Etats qui feront ces choix ? Aux individus dont la consommation est la moins vertueuse ? Aux entreprises qui ont tout fait pour que rien ne soit fait ? Finalement, Gemenne estime que le problème est politico-philosophique : la Terre doit cesser d’être un objet politique, elle doit devenir un sujet politique.
Dans ce contexte politique, éthique, scientifique et humain complexe, l’inconnu est la seule certitude d’avenir. François Gemenne en voit tout de même une deuxième : contrairement à ce qu’il est confortable de penser, aucun retour à la normale n’est possible. Même si nous surpassons les ambitions des Accords de Paris, même si tous les pays du monde atteignaient la neutralité carbone d’ici la fin de la semaine, la machine est déjà engagée, et on ne pourra plus l’arrêter. Lorsque la compagnie pétrolière Humble se vantait, dans une page publicitaire de 1962, de faire fondre sept tonnes de glace tous les jours, il était peut-être encore temps d’inverser la tendance. Mais nous avons été trop lents à réagir (notamment parce qu’Humble, comme d’autres entreprises, était consciente de son impact réel depuis longtemps mais a tout fait pour préserver ses activités). Finalement, “les sept années les plus chaudes de l’histoire [qui sont les sept dernières] deviendront les sept années les plus froides du XXIe siècle”, selon l’expert. Pourtant, l’heure n’est pas au fatalisme. Refroidir la planète est sans espoir, mais tout l’enjeu est encore de savoir de combien elle se réchauffera. “La catastrophe a déjà eu lieu, et nous ne pouvons plus que limiter les dommages”. En effet, chaque dixième de degré supplémentaire peut avoir des conséquences géopolitiques et humaines sensibles. C’est pourquoi le climat n’est pas une bataille à gagner ou à perdre, c’est une douleur à accentuer ou à limiter.
Au cours de son exposé et au gré des questions qui lui ont été posées, Monsieur Gemenne s’est étendu sur quatre acteurs à même de peser dans notre futur.
Les Etats tout d’abord. Selon leurs trajectoires économico-historiques, ils ont pollué de manière très différente selon les époques. En 1800, nous émettions 30 millions de tonnes de dioxyde de carbone, contre 36 milliards de tonnes en 2019. Cette hausse spectaculaire vient surtout des pays d’Asie, qui sont passés de 16% des émissions mondiales à 48%. A l’inverse, l’Europe est tombée de 42% à 15%. Ainsi, ceux qui prétendent que la France ne représente que 1% des émissions oublient que si cela est vrai aujourd’hui, ça n’était pas le cas il y a cinquante ou cent ans, et que le gaz émis alors est toujours en train de tournoyer dans l’atmosphère. Toujours est-il que désormais, c’est dans des villes comme “Lagos, New Delhi, Jakarta, Mexico ou Le Caire” que les enjeux climatiques se jouent. Or, les États, anciens ou nouveaux pollueurs, ne se préoccupent que de leurs émissions nationales, ce qui a bien peu de sens pour qui sait que les gaz à effet de serre ne connaissent pas de frontières…
Les entreprises ensuite. Gemenne nous a relaté une discussion qu’il a eue avec le PDG de Decathlon. Celui-ci se lamentait du bilan environnemental de la marque de sport, mais se félicitait de la mettre à profit pour peser dans la transition. Il parlait notamment des vélos-cargo qu’il a récemment mis en vente. Selon lui, sachant qu’un quart des transports routiers de Paris sont des livraisons, ce produit plébiscité par les clients peut avoir plus d’impact sur la transition de la capitale que les mesures d’Anne Hidalgo. Cet exemple montre à la fois que les entreprises ont du pouvoir, mais aussi qu’elles ont parfois la volonté de changer leur politique.
Quant aux COP, si décevantes, le politologue prend leur défense en expliquant qu’elles n’ont pas été pensées pour répondre aux énormes espérances qu’on place en elles. En effet, une COP n’a pas de vocation performative, elle est d’ailleurs pliée avant même de commencer puisque chaque Etat ne fait qu’y annoncer des engagements négociés antérieurement. Si on veut les rendre plus actives, il faudrait commencer par supprimer le droit de véto qui donne toujours raison à ceux qui ont tort de se blottir contre l’immobilisme. Il est également nécessaire d’intégrer des acteurs non-étatiques dans les négociations, ce qui a commencé à être le cas à Glasgow. Malheureusement, une forte dépendance de sentier rend ces évolutions improbables. De plus, les COP ont pour rôle de surveiller les avancées de chacun. Une mission fortement mise à mal par l’absence de mesure contraignante et par la lucidité des Etats qui n’ont aucun intérêt à blâmer leurs congénères. Et pour cause, quasiment aucun d’entre eux ne tient ses promesses. François Gemenne appelle à une “désescalade des promesses” afin de les rendre tenables et donc crédibles. Il dénonce aussi les annonces de neutralité carbone à l’horizon 2030, 2050 ou même 2070, car ceux qui les font savent parfaitement qu’ils ne seront plus au pouvoir au moment de rendre des comptes. A la place, il préconise des engagements année par année, bien plus responsabilisants.
Enfin, le Liégeois a mis en avant les progrès des écologistes. Eux qui, il y a encore dix ans, considéraient que tous les problèmes d’une société découlaient des enjeux climatiques et leur étaient secondaires, ils ont appris à reconsidérer la société, l’économie ou encore la sécurité. Sans pour autant oublier que tout cela est intimement lié. Néanmoins, il reconnaît que l’écologie “manque encore d’un grand récit mobilisateur et émancipateur”, elle reste contraignante et anxiogène. Il ne fait aucun doute que les citoyens n’embrasseront la transition que lorsqu’ils auront le sentiment qu’elle leur permettra de vivre mieux.
François Gemenne a beaucoup parlé, ce qui rend difficile toute tentative de synthèse. Si l’on doit rappeler l’essentiel, je dirais néanmoins qu’il faut retenir que les COP ne sont là que pour enregistrer les progrès des Etats, que la transition n’est possible que si elle fait rêver, ou encore que les acteurs de l’espace mondial doivent apporter une réponse transnationale à ce défi transnational. Mais plus que tout, la conférence a été l’occasion de songer au changement climatique comme un enjeu de sécurité à même de bouleverser les repères géopolitiques et même politico-philosophiques que nous avons.