Entretien exclusif avec Mathias Vicherat : un alumni revenu sur les bancs de l’école

Alors que s’entame une nouvelle année universitaire, nous avons souhaité mettre le temps sur pause pour faire un saut dans le passé et revenir sur le parcours du directeur de Sciences Po, mais également sur les défis et perspectives d’avenir de l’établissement.

Qu’est-ce qui, à l’époque, vous a poussé en tant que jeune étudiant à vous orienter vers Sciences Po ? 

Il y a plusieurs raisons. La première, c’est que j’avais un intérêt pour plusieurs disciplines et je ne voulais pas choisir. Or, Sciences Po est une école qui permet d’aborder de brasser des domaines différents, avec le souci de l’interdisciplinarité.

La deuxième, c’est que je voulais être journaliste. A l’époque, il n’y avait pas encore d’école de journalisme intégrée à Sciences Po, mais c’était pas mal de faire d’abord Sciences Po puis une école de journalisme ailleurs. Mais rien ne se passe jamais comme prévu. En découvrant le droit administratif notamment, j’ai été attiré par la fonction publique, m’amenant à faire la section Service public.

Je n’étais pas programmé pour faire Sciences Po. J’étais dans un lycée parisien, qui avait de mauvais résultats au Bac, qui était et qui est encore en zone d’éducation prioritaire. J’ai vu le mal que pouvaient faire les conseillers d’orientation quand ils n’étaient pas très investis dans leur mission. Le conseiller d’orientation nous demandait ce que l’on voulait faire plus tard. Je disais “Sciences Po” et il me répondait : “Non, mais sérieusement, vous voulez faire quoi ?”.  Loin de me désinvestir, ça m’a surtout donné de l’énergie pour y arriver.

Pour moi, Sciences Po ce n’est pas seulement des études mais aussi une expérience, en termes d’engagement notamment, et ça crée chez moi une dette considérable envers cette école.

Justement, est ce que vous avez souvenir d’une anecdote particulière de votre scolarité à raconter, par exemple sur votre premier jour à Sciences Po ?

Je n’avais jamais mis les pieds à Saint-Germain-des-Prés. J’avais grandi dans le 93 et dans le nord de Paris et j’arrivais dans ce monde auquel je n’avais pas eu accès. En arrivant à Sciences Po, j’ai eu un choc thermique. On utilise souvent l’expression “monter à Paris”, moi j’étais déjà parisien, mais je suis quand même “monté à Sciences Po”. En 20 ans, l’institution a considérablement évolué sur ce point et Sciences Po est aujourd’hui la plus ouverte des grandes écoles.

J’ai de nombreuses anecdotes sur ma vie associative notamment, mais je me souviens particulièrement de ce choc et de cette première découverte. Puis, Sciences Po m’a permis de développer un appétit intellectuel. Finalement, ce qui finit par rester de ma scolarité, c’est surtout une méthode et l’agilité de passer d’une discipline à une autre, ainsi que les expériences d’engagement.

Vous avez été diplômé en 2000, année de l’instauration de la troisième année à l’étranger. Si vous en aviez eu l’occasion, où auriez-vous choisi de passer votre troisième année à l’étranger? 

D’abord il faudrait que je fasse plusieurs choix, car même si 80% des étudiants ont leur premier choix, on n’a pas toujours notre premier vœu ! 

Quand j’étais étudiant la question ne s’était pas posée car, bien que c’était possible, c’était très compliqué. Mais si j’en avais eu l’occasion, je pense que j’aurais choisi un pays en Afrique, mais je ne sais pas précisément dans quelle université. 

Vous avez parlé de dette auprès de Sciences Po. Vous étiez secrétaire général de Danone, puis vous avez décidé de quitter une carrière dans le privé, pour finalement revenir dans votre ancienne école. Pourquoi ? Quelles étaient vos motivations ?

Depuis ma sortie de l’ENA, j’ai fait la majeure partie de ma carrière dans le public. Sur 20 ans de carrière, je n’ai en fait réalisé que 3 années dans le privé. Je les ai effectuées chez Danone car j’ai retrouvé là bas cette dimension de bien commun, d’entreprise à impact et une volonté de changer d’une certaine manière, les pratiques du capitalisme, en prenant en compte la dimension environnementale notamment.

En réalité, durant ma carrière je n’avais jamais pensé à devenir directeur de Sciences Po, mais la crise institutionnelle a ouvert la possibilité de candidater. Avec la dette que j’avais auprès de Sciences Po, cumulée aux liens que j’ai entretenu avec l’école, ma candidature m’a semblé naturelle, j’y ai vu une forme d’alignement des planètes !

L’art a toujours occupé une place importante dans votre parcours. En 2001, vous aviez publié un ouvrage intitulé Pour une analyse textuelle du rap français. Pensez-vous élargir les domaines de compétence de la nouvelle Maison des Arts et de la Création, lancée l’année dernière, pour y incorporer des éléments de la culture populaire ?

Tout à fait. Lors d’une de mes dernières conversations avec Bruno Latour, je lui demandais quelles étaient les prochaines frontières des sciences humaines et sociales : il m’a répondu “Don’t Look Up”. Ce film Netflix, à travers la comète qui va s’abattre sur la Terre, est en fait une parabole de l’urgence climatique.

Cela montre que dans toute une série de domaines, les arts ont beaucoup à apporter, et je crois fondamentalement qu’il doit y avoir un dialogue fécond entre les pratiques artistiques et les sciences humaines et sociales.

Il ne s’agit pas simplement de théorie artistique mais de pratique : c’est pour ça par exemple que nous avons mis en place des ateliers d’écriture et non pas des cours de littérature. Nous avons également créé de nombreuses Chaires, notamment de cinéma et de littérature, ainsi qu’un statut d’artiste confirmé à Sciences Po. Par ailleurs, Benjamin Millepied présentera bientôt à Saint Thomas une chorégraphie co-créée avec des étudiant.e.s. 

Non seulement il y a une interdisciplinarité des sciences humaines et sociales, mais on y ajoute également d’autres disciplines, notamment artistiques, mais aussi des sciences exactes, par exemple à travers le cours de Culture écologique. L’interdisciplinarité est notre marque de fabrique à Sciences Po.

Étudiant à Sciences Po, vous étiez très engagé politiquement, notamment en y fondant la première antenne d’Attac: pensez-vous pour autant qu’un étudiant à Sciences Po doit nécessairement être engagé? 

Non. Ce que je crois, c’est que l’on ne vient pas à Sciences-Po par hasard, mais pour transformer des convictions en capacité d’action, c’est en quelque sorte une école de l’engagement. Et effectivement, à travers les conférences à dimension très professionnalisante, toutes les expériences et engagements associatifs, il y a cette possibilité. J’étais moi-même multi-engagé à l’époque. 

Mais ce n’est pas un pré requis. On peut avoir un parcours plus académique, scolaire, et c’est très bien. Par contre, si on a envie de s’engager, il y a toute l’offre au niveau académique et associatif des syndicats qui est là pour ça. 

Le fait que la monographie des étudiants de Sciences Po s’appelle Une jeunesse engagée, cela dit quand même quelque chose sur votre jeunesse ! Il y a un chiffre que je trouve formidable : 36 % des étudiants à Sciences-Po sont dans une association de solidarité humanitaire, soit 1 tiers des étudiants, c’est trois fois plus qu’à mon époque! 

Vous avez récemment communiqué sur un éventuel retour d’épreuves écrites en raison du décalage temporel du Bac. La suppression des épreuves écrites a permis d’élargir les origines et profils des candidats et admis. Le retour de cette sélection ne risque-t-il pas selon vous d’uniformiser les parcours des étudiants à Sciences Po ?

Le pari de l’amélioration, et du niveau et de l’ouverture sociale et géographique, est tenu. Dans le cas des élèves français, nous avons toujours 95% de mentions très bien au bac, et en même temps un taux de boursiers qui frôle les 30%. L’ouverture sociale et l’excellence avancent de pair, là où certains les opposent parfois.

A Sciences Po, nous avions un intérêt à la réforme précédente et à l’anticipation du calendrier qui nous permettait, en plus du contrôle continu pour le dossier, d’avoir accès à des notes plus tôt. Nous avons appris que le calendrier changerait ; nous allons nous adapter. Lorsque nous avions les résultats du contrôle continu et du bac, nous arrivions à une forme d’objectivité : ce n’est plus le cas. Cela ne veut pas dire que nous allons remettre une épreuve sur table, ça non, mais les modalités sont encore à définir. Il y a une réflexion, pas une décision.

Vous avez annoncé lors de votre conférence de presse de rentrée l’ouverture de la procédure Parcoursup aux élèves de la filière professionnelle: comment intégrer la plus-value de leur cursus scolaire à Sciences Po ? 

J’ai découvert en devenant directeur que les lycéens professionnels n’avaient pas le droit de passer Sciences Po : c’est totalement injuste. J’ai donc demandé une réforme des procédures d’admission au Conseil de l’Institut.

L’étape suivante, c’est d’intégrer des lycées professionnels aux lycées conventionnés (CEP): on commence cette année avec trois lycées.

La préparation pour intégrer Sciences Po en lycée professionnel n’est clairement pas la meilleure, mais il y a parfois des erreurs d’orientation scolaire et de très bons élèves peuvent y arriver : il faut laisser les possibilités ouvertes. Moi, je ne veux pas d’étiquettes.

Depuis sa création en 1872 et sa nationalisation en 1945, l’école s’est complètement diversifiée : journalisme, recherche, droit, management… Pourtant le spectre de l’ENA continue de hanter les représentations collectives. En dépit des réformes effectuées, comment casser cette image de Sciences Po d’une “simple prépa” de l’ENA ? 

Nous maintenons notre identité de meilleure préparation française à la fonction publique : nous enregistrons d’excellents résultats aux concours de la fonction publique et je l’assume.

Malgré cela, les chiffres parlent d’eux-mêmes : 70% des étudiants de Sciences Po vont dans le privé, 10% dans l’associatif, et 20% dans le public. On ne peut pas, avec cette diversité, résumer Sciences Po à l’antichambre de l’ENA.

Qui plus est, on a souvent associé Sciences Po à l’école de l’intérêt général, et donc de la fonction publique ; je dirais plutôt qu’il s’agit d’une école du bien commun. C’est une notion plus large, que l’on peut poursuivre dans le privé comme dans le public. Cela se ressent dans le vote de la raison d’être de Sciences Po : « Comprendre son temps pour agir sur le monde ».

D’après un sondage auprès des alumnis de Sciences Po, 52% seulement des alumnis se revendiquant de droite estiment que Sciences Po est un espace où peuvent s’exprimer librement les opinions, contre 75% des anciens étudiants se revendiquant de gauche. Quel est votre avis sur l’expression du pluralisme au sein de l’établissement ?

Sciences Po, c’est l’école du pluralisme et nos étudiants y sont d’ailleurs fortement attachés : 89% d’entre eux mettent en avant la nécessité de la tolérance vis-à-vis des idées et des croyances des autres. Je ne veux pas d’uniformisation de la pensée. Il faut garder la possibilité d’une vraie confrontation d’idées, on ne progresse pas dans l’entre-soi intellectuel. Une des marques de Sciences Po est de maintenir un cadre éthique et pluraliste du débat, et c’est pour cela que je ne suis pas en ligne avec les demandes d’interdiction d’interventions et autres. 

En revanche, il faut que cela se fasse dans le respect de l’autre. Sur les réseaux sociaux mais pas seulement, il y a une tendance à la cacophonie, à la polarisation, et aux attaques personnelles. Il faut prendre garde à cela, et rester dans une forme cadrée d’éthique du débat. 

Je trouve qu’à Sciences Po, l’échange d’idées entre les élèves, mais aussi avec le corps professoral, est beaucoup plus riche qu’il y a vingt ans. Beaucoup d’élèves ont des convictions, des principes très arrêtés, sur le changement climatique, les inégalités sociales. C’est très respectable, parce que je pense que c’est votre génération qui fera bouger les lignes. Je suis très impressionné par le fait que les élèves osent autant s’exprimer. Notre rôle est de transformer ces convictions en capacités d’action.

Enfin, nous avons une question bonus : tous les étudiants se le demandent, pourquoi porter perpétuellement des chaussettes rouges ? 

(rires) J’aime beaucoup les chaussettes hautes, et il se trouve qu’il y a plus de choix de chaussettes colorées parmi les chaussettes hautes. De plus, lorsque l’on est habillé en costume, on a finalement pour un homme assez peu de fantaisies possibles !


Propos recueillis par Chloé Auffray et Liam Piorowicz

Crédit images : Teo Manisier