Du non-débat à l’instrumentalisation : des cours de danse à Sciences Po deviennent un sujet national

Mercredi, un article du Parisien révèle qu’une professeure de danse de salon auxiliaire intervenant à Sciences Po a fait le choix de résilier son contrat avec l’établissement, suite à des plaintes pour sexisme et homophobie provenant de plusieurs étudiants. Depuis, la polémique enfle, et l’affaire à l’origine interne est devenue nationale.

Lors des inscriptions pédagogiques de la rentrée 2022, les rôles de follower et leader se sont substitués à ceux d’hommes et de femmes pour répartir les danseurs pour les cours de danses de salon donnés rue Falguière par Mme Valérie Plazenet. La question apparemment épineuse en découlant est la suivante : un homme peut-il éventuellement adopter le statut de follower et inversement pour les femmes ? Deux femmes ou deux hommes peuvent-ils être amenés à danser ensemble, les femmes étant en supériorité numérique dans ce cours ?

Certains élèves ont cru pouvoir se baser sur des critères qualitatifs : privilégiant leur niveau de danse sur leur sexe, au moment de choisir leur rôle pour le semestre. Pourtant, ce doute a été levé bien vite par les prises de positions successives de l’enseignante lors des cours. Ces nouvelles appellations ont en effet été le moyen pour elle d’exposer – à travers un discours sur sa conception traditionnelle des danses de couple – sa vision du genre en avançant des arguments qui ont pu choquer les étudiants et la direction de Sciences Po à plusieurs reprises.

Une attitude et des propos jugés problématiques 

Selon les élèves contactés par La Péniche, l’enseignante affiche dès le premier cours sa réticence à voir deux élèves du même sexe danser ensemble, d’abord d’un point de vue logistique, puis sur des critères basés sur le sexe ; exprimant clairement que son établissement ne pratique pas la danse “same-sex” comme cela peut être le cas ailleurs. Ces remarques seront réitérées à de nombreuses reprises. Deux femmes qui dansent ensemble, franchement, je trouve ça moche”, déclare-t-elle au Parisien. Elle a également interrogé un élève sur sa sexualité lors de la première leçon, ayant constaté que celui-ci s’était inscrit en “follower”… Une étudiante témoigne : “J’avais les larmes aux yeux tellement l’ensemble de ses propos m’ont énervée. En outre, d’après une seconde élève, Elle ironisait beaucoup sur les violences sexistes et sexuelles, faisait des généralisations sur ce que voulaient laisser les femmes, prônant une forme de ‘laisser-faire’”, entretenant une forme de minimisation de ces violences.

Un manque de professionalisme  

Selon cette même élève, les propos de V. Plazenet ne découlaient pas forcément d’une volonté de stigmatiser ouvertement : “Je pense surtout qu’elle est surtout très ancrée dans ses valeurs, mal à l’aise avec le vocabulaire lié au genre et qu’elle se sent menacée par des nouvelles pratiques de danse qui viennent s’opposer à sa danse traditionnelle.” Pour elle, cela ne justifie évidemment rien. L’étudiante reconnaît que la professeure aurait dû “encourager le respect entre les élèves, indépendamment de leur identité de genre, c’est le strict minimum : elle ne l’a pas fait.” 

Au-delà même de ces propos qui ont pu mettre mal à l’aise et choquer, c’est surtout le manque de professionnalisme alertant de la professeure que dénonce l’étudiante. En effet, plutôt que d’engager un dialogue avec l’administration concernant ces nouvelles appellations qui lui déplaisaient, elle aurait fait le choix de prendre les étudiants à parti à chaque début de leçon, faisant perdre jusqu’à vingt minutes par séance à chaque fois. Les élèves décrivent une  conversation unilatérale”,  leur silence s’expliquant par le fait qu’ils assistaient à ces cours à des fins de loisir, non pour débattre de la pertinence des catégories. L’étudiante affirme alors :J’ai assisté à d’autres cours de danse, et je n’ai jamais eu ce genre de problème : c’est à l’enseignante de gérer sa propre amertume envers le prétendu ‘wokisme’ et de faire ses cours de danse de manière professionnelle.” 

Des “idées très arrêtées”

Certains élèves lui ont fait part de leur malaise face à la récurrence de tels propos qui devenaient pesants ; un autre a décidé d’adresser un mail à l’association sportive qui régit les activités, expliquant les raisons pour lesquelles il arrêterait de suivre le cours. Il évoque alors son malaise face au discours de la professeure, expliquant que les étudiants étaient “en permanence ramenés au fait qu’[ils étaient] des hommes et qu’[ils devaient] dominer les femmes dans le rock.” Il n’a alors pas jugé pertinent de s’adresser à la professeure au préalable, sachant “ses idées très arrêtées sur le sujet”, ce que d’autres élèves ont pu trouver déplacé. 

Néanmoins, face à l’accumulation de plaintes à ce sujet, l’administration a décidé de se saisir du sujet, en enjoignant l’enseignante à rectifier son comportement ; en somme de respecter les textes de loi concernant les discriminations et la charte éthique de l’école. Elle aurait alors refusé de se soumettre à cette demande et de cesser les remarques qu’elle faisait subir aux étudiants, résiliant d’elle-même son contrat avec l’établissement. Selon le communiqué de presse de l’école, “l’enseignante a indiqué à l’administration de Sciences Po qu’elle ne souhaitait pas poursuivre ses activités au sein de notre institution.” Elle n’aurait donc pas été congédiée par l’administration comme cela a pu être évoqué par certains médias et par l’enseignante elle-même. 

Sciences Po : soi-disant temple du “totalitarisme woke”

Pour résumer : une professeure auxiliaire a donc mis fin à son partenariat avec l’école parce qu’elle refusait de se conformer à la loi ainsi qu’aux principes défendus par Sciences Po. Soit trop peu pour susciter un débat à première vue. Mais voilà, cet incident a depuis fait grand bruit, est devenu l’objet d’une polémique envenimée ; au point que Sciences Po a dû produire un communiqué de presse transmis à tous les étudiants à ce sujet.

L’affaire a été récupérée et instrumentalisée par les médias et les réseaux sociaux, et son traitement a pris une ampleur hallucinante. “Le wokisme a-t-il déjà gangréné Sciences Po Paris ?titre notamment CNEWS mercredi 8 décembre à l’antenne, tandis que Valeurs Actuelles insiste sur le fait que l’enseignante aurait été congédiée parce que jugée “old school”. La professeure donne divers entretiens, alimente la polémique, justifiant cela de la sorte : “Je le fais pour des milliers d’hommes et de femmes à qui l’on est en train d’imposer une dictature morale. Sur les réseaux sociaux, et plus particulièrement Twitter, c’est un flot de violence verbale qui se matérialise, jusqu’à relever du cyberharcèlement. De nombreuses personnalités politiques de tous bords se sont saisies du sujet, à l’image de Laurent Wauquiez (LR) qui dénonce “une aberration à laquelle il ne faut pas céder”, en comparant cette affaire à la polémique sur fond d’islamophobie ayant entouré Sciences Po Grenoble en mars 2021. Les termes de “dictature” voire de “totalitarisme woke” sont utilisés à tout va ; Pascal Praud file même une métaphore très subtile assimilant notre société à l’URSS en utilisant le terme de “procès stalinien” (oui, toujours sur CNEWS). Chacun sera libre d’en penser ce qu’il voudra, mais l’exagération est indéniable sur les plateaux télés ; la comparaison légère et abusive. 

Finalement, alors que le débat s’est cristallisé autour d’une appellation des rôles adoptés par les danseurs, cette affaire révèle un clivage culturel, une question sociétale qui a du mal à se résoudre sur les questions de genre, que beaucoup réduisent (encore) au seul aspect biologique. V. Plazenet exprime sa peur à la télé qu’avec l’émergence des “théories du genre”, “la femme n’existe plus”, s’engageant dans une bataille culturelle contre la “cancellisation” des femmes et des hommes. Déplorable alors qu’un réel enjeu politique soit traité sous l’angle de la polémique. La question est plutôt de savoir s’il est possible de désexualiser les pratiques sportives s’articulant à l’origine autour d’un rapport de séduction hétéronormé. Enlever la nomenclature homme/femme, est-ce enlever aux femmes leur crédit dans les danses de salon comme semble le penser Mme Plazenet, ou alors est-ce au contraire leur offrir un nouvel espace de liberté en s’émancipant d’une conception genrée de la danse, parti pris par Sciences Po ? L’un de ses étudiants estime qu’il faut “laisser toute idéologie en dehors du rock : apprendre aux leaders à danser avec les followers et c’est tout.”