Dans le genre troublé.e.s : quand le drag s’invite aux Épopées

À l’occasion de la Saint-Valentin, le Bureau des Arts organisait ce mercredi 14 février une soirée Épopées “Love Potion” qui mettait à l’honneur la musique, la sorcellerie et l’amour. Un triptyque enchanteur dont le point culminant était le drag show d’Apollon d’Angelo et George Profonde. 

L’ambiance électrique du garage punk de Damaghead flotte encore dans la salle lorsque Leena et Judith, co-responsables des Épopées, demandent au public de s’asseoir. 

La salle, comble et sage, attend le début du spectacle de George et d’Apollon. Dans ses collants résille et sa fourrure émeraude, ce dernier introduit leur performance par un avant-propos bienvenu. Deux règles: ne pas toucher les performer.euse.s et faire du bruit, beaucoup, très fort, “même pour un rien”. 

Isée*, étudiante en deuxième année, apprécie cette “sorte d’initiation” qui “met sur un pied d’égalité les spectateur.rice.s habitué.e.s et ceux qui n’y connaissent rien”. Passionnée de danse et d’arts du spectacle, elle nous dit découvrir durant ce show un nouveau rapport artiste-public centré sur le fait de “voir et d’être vu” ; les cris et le symbolique claquement de doigts – plutôt que le traditionnel applaudissement – ont presque autant d’importance que la performance en elle même. “C’est très vivant pour le spectateur, car il peut vraiment donner de lui dans les acclamations, par rapport à d’autres spectacles où ce genre de pratiques n’est pas dans les normes”. Hadrien* parle quant à lui “d’une scène sans quatrième mur, et d’une performance non pas hors du temps mais bien ancrée dans l’espace que constituait la salle et ses occupants”. 

L’ambition des Épopées de créer un espace d’horizontalité entre le public et les artistes semble s’être réalisée. Ces concerts-expos gratuits ont pour objectif de “mettre au devant de la scène la dimension collective et populaire de la culture”, nous dit Judith. Lors de cette cinquième édition, les détracteurs de la Saint-Valentin étaient dépourvus d’arguments : la “fête commerciale” était ce soir gratuite, et les sacro-saintes roses, bougies, ou normes hétérosexualisantes n’avaient pas leur place. Les Épopées accueillent un public averti : Judith ne doutait pas du respect des spectateurs car “en venant ici, on sait à quoi s’attendre”, mais l’équipe organisatrice a tout de même choisi de s’associer à l’association Equal pour leur “expertise” dans le milieu drag. 

« Ils s’approprient des codes pour affirmer leur authenticité”

La série Drag Race France, adaptation française de l’émission de RuPaul, a popularisé un phénomène qui existe en France depuis les années 1980. Le concept de “drag” nous est à tou.te.s plus ou moins familier. Hadrien imaginait une “performance distante, dramatisée”, faite seulement “d’une apparence, de costumes et de mouvements”. Dolly Parton n’apparut nulle part dans des perruques, et ni les vêtements ni le maquillage n’entravaient l’impression qu’iels “se sentaient présents dans leur corps”. Pour Hadrien, “c’était surprenant mais après tout compréhensible. Ils s’approprient des codes pour affirmer leur authenticité”. 

Et Judith Butler n’aurait pu mieux le formuler.  Les drags sont souvent invoqués par les théoricien.ne.s queer comme incarnation d’une résistance active aux normes de genre. Sam Bourcier parle du genre comme une “parodie sans original”, les représentations que l’on nous impose étant toujours hors de portée, tout en étant préservées par notre conformité quotidienne à celles-ci. Face à ce constat, que faire? Butler répond que c’est en jouant sur les ambiguïtés du genre que l’on met en lumière l’arbitraire de la norme. Interviennent alors les paillettes éblouissantes, le drame d’un maquillage, les canons de la chanson romantique, le tout performé par un artiste qui s’identifie souvent comme un homme gay dans le cas des drag queens. En exacerbant à outrage les attributs féminins, en s’en vêtant comme d’un déguisement, la performance queer mime et mine la force contraignante de la loi hétérosexualisante. 

Chaque performer a interprété deux chansons, et au-delà des danses sensuelles en simili-cuir, des lancers de préservatifs, c’est surtout l’émotion d’un cover ou d’une “marche au ralenti” sous les néons violets que retiennent les spectateurs qui ont témoigné. George Profonde, vêtu d’un grand costume à découpes bleues et oranges, dont l’aspect naïf casse avec une silhouette sévère, était ce soir en drag king, une “découverte surprenante” pour Isée. Comme l’annonçait Apollon, “il va performer un peu de masculinité pour vous, parce qu’il y a là matière à mise en scène”.

Et George de danser, de parodier sans exubérance. Le visage est parfois grave, il insiste sur une phrase de la chanson en faisant les gros yeux. La reprise d’Apollon sur I put a spell on you était belle et vraie. Danse, chant, mise en scène, femme, homme, queer, sur la scène comme dans l’identité : entre la scène et le public, il ne semblait ce soir là pas exister de barrière. Certain.e.s spectateur.rice.s présent.e.s, comme Isée et Hadrien, ont adoré cette introduction simple et “humaine”, et “aimeraient bien aller voir d’autres shows, cette fois peut-être quelque chose de plus spectaculaire, avec une performance corporelle encore plus poussée.”

Tout porte donc à croire que les Épopées poursuivront dans leur dessein fructueux d’exposer les étudiant.e.s à de nouvelles formes d’art, et ce, dès la prochaine soirée du 27 mars. 

*Les prénoms cités ont été modifiés.
Crédits photo : Prune Fargetton