Bien commun et intérêt particulier : un dilemme au théâtre
Les responsables politiques et acteurs de la société civile sont parfois dans la nécessité de trancher dans des situations conflictuelles où se mêlent le souhait de garantir l’intérêt public et des considérations particulières. Que faire dans ces situations ? Où placer le curseur ?
C’est la question que se pose la pièce de théâtre Coupures, jouée au théâtre des Béliers parisiens (Paris 18ème) et mise en scène par Paul-Eloi Forget et Samuel Valensi. Elle repose sur une question, soulevée lors d’un débat public au sein d’une petite commune rurale : comment Frédéric, le maire écologiste, a-t-il pu autoriser le déploiement d’antennes-relais de dernière génération alors même qu’il s’y opposait compte tenu du coût environnemental et esthétique de ces infrastructures ? Se joue ici une partie de billard à plusieurs bandes, où le maire doit composer avec les attentes de ses administrés, les promesses d’indemnités venant des techniciens, sa possession d’un terrain sur lequel des antennes pourraient être implantées, juste en face de l’exploitation agricole tenue par son beau-frère…
Les difficultés du monde agricole sont aussi mises en avant, ce qui résonne particulièrement avec les débats actuels sur les tensions inhérentes aux politiques environnementales et aux tensions entre agriculteurs et néo-ruraux. La question de l’intégrité morale du représentant est saillante, jusqu’à quel point doit-il prendre en compte ses propres intérêts dans sa prise de décision ? La politique est synonyme de compromis mais lorsqu’elle s’apparente à une compromission, la défiance est inévitable. C’est ce que résume l’interpellation du public par une conseillère municipale remontée contre l’hypocrisie supposée du maire : « Avez-vous le sentiment que votre voix compte ? ».
Une autre pièce, jouée également aux Béliers parisiens, pose de manière particulièrement saillante la crise que peut faire peser sur la démocratie les interférences entre bien commun et objectifs privés à l’ère du numérique. Big Mother mise en scène par Mélody Mouret se structure autour de l’enquête menée par Julia Robinson, journaliste d’investigation américaine, sur l’essor d’un parti libertarien revendiquant « la démocratie totale » par le vote permanent en ligne. Or ce parti est dirigé par le patron d’une entreprise du secteur de l’intelligence artificielle alors que la campagne présidentielle est marquée par la diffusion massive de deepfakes (vidéos générées par IA). La révélation par la journaliste d’une gigantesque entreprise de surveillance baptisée « Big Mother » nous plonge dans un suspense de thriller haletant. D’autant que la promotion d’un univers de décision et de profilage virtuel au nom du bien commun semble ici se confondre avec le poids économique des géants de la Silicon Valley dans une zone grise particulièrement poreuse qui fait écho aux affaires Snowden et Cambridge Analytica, voire aux propos d’Elon Musk se vantant d’avoir coupé des satellites lancés par sa firme SpaceX pour faire échouer une attaque ukrainienne en Crimée. La lanceuse d’alerte est quant à elle traversée par un dilemme entre les intérêts économiques du journal qui lui commande de se taire, la peur de ses collègues, et sa conscience civique effrayée de l’ampleur de la menace qu’elle a mis au jour.
L’interpénétration des valeurs et des sentiments par l’accès à l’intériorité des protagonistes de ces deux pièces soulève une question délicate : que ferait-on dans la situation de ces personnages qui sont confrontés à ces difficiles arbitrages ? Quelle est la part de responsabilité de l’élu qui est saisi d’hésitation devant ses inquiétudes ou regrets personnels au moment où il doit trancher ce nœud gordien ? Et nous, quand choisissons-nous de tourner le dos, fut-ce à contrecœur, à la volonté de satisfaire uniquement nos envies et nos intérêts ? On peut se demander jusqu’à quel point la République, la chose publique (res publica) au premier sens du terme, peut dépasser la somme des individualités qui la composent. Ces questions pourraient nourrir des heures de débat et des pages entières de théorie politique. Le théâtre ouvre ici, le temps d’une représentation, des pistes de réflexion, à défaut d’une réponse claire, à ce dilemme du décideur et du citoyen.
Bon à savoir : le théâtre des Béliers parisiens se trouve 14 rue Saint Isaure, dans le 18ème arrondissement. Accessible depuis la ligne 12 (cinq minutes à pied de la station Jules Joffrin). Réservation de places à 10 euros pour les moins de 26 ans par téléphone ou directement sur place le jour de la représentation. Coupures est jouée du mardi au samedi à 19h00 et le dimanche à 17h00. Big Mother est jouée du mardi au samedi à 21h00 et le dimanche à 15h00. Les deux pièces sont à l’affiche jusqu’en janvier 2024.