Bande d’abrutis…
Le matin des abrutis, un livre de Marin de Viry.
En vous promenant dans la rue, en patientant dans une file de magasin, ou encore dans le métro, vous avez sans doute au moins une fois pensé en votre for intérieur que l’individu en face de vous qui s’excite pour rien, qui se permet une petite remarque sans intérêt, ou qui semble tout heureux d’avoir acheté le dernier objet à la mode, au moins une fois que cet individu était un abruti. L’abrutissement a pourtant plus d’un sens dont un sens plus profond renvoyant à une sorte d’abêtissement général, un dépérissement de l’intellect. A ce titre, la plus belle preuve reste l’expérience du passage devant la télévision après une journée de travail. Qu’il est bon de se poser dans un canapé en regardant une série ou une émission de divertissement, histoire de laisser « reposer » son cerveau.
Ce constat est grosso modo le point de départ du nouveau livre de Marin de Viry, journaliste notamment pour La Revue Des Deux Mondes et accessoirement professeur à SciencesPo. Le Matin des Abrutis (édition J.C. Lattès) pourrait d’une certaine manière être apparenté à un objet littéraire non identifiable (OLNI, comme certains critiques aiment le dire parfois), mais ce serait tomber dans la facilité des catégorisations et sombrer ainsi dans un abrutissement littéraire. Une chose est certaine : Si Marin de Viry se plaît à créer des références et à revendiquer une forme bête et vendeuse, son ouvrage n’en demeure pas moins pourvu d’intérêt. D’ailleurs, après 200 pages, voilà que l’homme s’amuse à écrire dans un court paragraphe :
« Comment avoir l’air d’être un auteur tout en dormant ? Je voulais produire de la littérature Potemkine : le visiteur pressé trouverait ça bien, et le visiteur lent serait expulsé avant d’avoir le temps d’exprimer son indignation. » (p. 198).
(Potemkine renvoyant à l’écrivain russe Alexandre Potemkine, auteur de Moi, tout un programme).
Pas vraiment un roman, pas franchement un essai, le livre hésite. Histoire d’aider le lecteur indolent, l’auteur débute pas un sommaire qui permet de suivre le fil des idées. « Une révélation bonnetière » sert d’introduction sous forme anecdotique. Les quelques pages rappellent de façon volontaire la littérature foisonnante depuis une dizaine d’années (voire plus…) du narrateur racontant sa vie comme s’il s’agissait de quelque chose d’exceptionnellement médiocre et de suffisamment exceptionnel tout de même pour être couché sur le papier. D’entrée de jeu, Marin de Viry ne trompe pas son lecteur, le ton sera mordant et ironique avec tout le plaisir que cela peut entraîner. La vieille malédiction (le véritable premier chapitre du livre) débute par cette petite phrases en apparence anodine :
« L’auteur le confesse volontiers (tout en s’abritant prudemment derrière l’humanité entière) :il est abruti comme tout le monde. »
Et pour témoigner d’un esprit critique, il ajoute une petite note en bas de page. A celui qui partirait en glosant dès les premiers mots sur le principe de s’intégrer dans la catégorie qu’il s’apprête à décrire afin de garantir de sa bonne foi, l’auteur coupe l’herbe sous le pied. Sa petite étude sur le phénomène d’abrutissement général aura beau d’une certaine façon évoquer par moments le ton d’un Houellebecq (la décrépitude du monde tant matériel que spirituel), Marin de Viry établit immédiatement un écart en appuyant l’idée que s’il y a du vrai dans cet ouvrage, il y a aussi une part d’amusement à ne pas manquer. Quelques explications plus loin, voilà que le narrateur finit par donner une première définition du rôle et de la place de l’abruti.
« Les abrutis sont souriants car ils ont fait la meilleure synthèse possible entre leur être et le monde moderne. Les progressistes sont grincheux, revendicatifs, tandis que les abrutis ont dépassé le stade critique. Ce sont les ravis de la crèche, dans laquelle le smart phone aurait remplacé le petit Jésus. »
Pour venir en aide au lecteur qui s’endormirait, l’auteur prend soin de souligner l’idée première, si après cela, ce n’est pas nous prendre pour des abrutis ? (Ha ! mais en fait, c’est le principe du livre). N’allez pas croire que vous ne retiendrez rien du livre, bien au contraire. Derrière l’humour, les quolibets, les petites histoires très germanopratines, Marin de Viry diffuse quelques réflexions et interrogations sur l’avenir de notre société qui méritent de prendre quelques heures de lecture.
« Sur son cahier, il complète les points cardinaux de sa nouvelle carte philosophique : « OPEN, COOL, FUCK, ZEN », marque-t-il. Il tente une description opératoire : « l’aspect extérieur : open. La réalité : cool ou fuck. La méthode : zen. En cas de fuck, rester zen, continuer de mâcher la purée cool jusqu’à ce que ça se calme ». C’est lapidaire, certes, mais ça pourrait être le sommaire d’une leçon de vie. » (p 78).
Sur ces fondamentaux « intellectuels », le narrateur et le personnage de Jean vont développer une existence où tout est fondé dans le but ultime de s’abrutir. Nos magazines, nos télévisions, Internet, Google (et Google Earth), nos portables, nos vêtements, la mode, la façon dont nous meublons nos foyers, tout tend vers une standardisation, une voie qui finit par nous éviter de penser sans pour autant avoir l’impression d’être totalement inutile : L’abrutissement pur et dur. Marin de Viry reprend quelques idées de René Girard sur le désir mimétique et l’intermédiaire, s’amuse aussi à pasticher le dictionnaire des idées reçues de Flaubert en construisant un petit « Bréviaire alphabétique abruti de Jean » et y ajoute un ton décidément un tantinet provocateur et narquois qui distrait autant qu’il captive. Nous n’avons pas toujours l’occasion de lire un texte qui nous traite ouvertement (et amicalement) d’abrutis tout en nous amenant à poser quelques questions. Allez un petit effort, vous avez sûrement autour de vous quelqu’un à qui vous aimeriez offrir un tel livre, donc n’hésitez plus.