Astrid de Villaines : « Si la gauche ne fait pas son inventaire, elle risque de ne pas conquérir de nouveaux électeurs »
Dans Les sept péchés capitaux de la gauche, la journaliste Astrid de Villaines retrace l’effondrement de cette famille politique, de la défaite de Lionel Jospin en 2002 jusqu’au score résiduel – 1,7 % – d’Anne Hidalgo et les défis de la Nupes en 2022. Retour sur cette rencontre.
“Avant d’écrire ce livre, j’ai retracé rapidement dans mon esprit les grands événements marquants de ces dernières années à gauche. L’affaire DSK m’a sauté aux yeux. C’est elle qui m’a conduite à choisir cette typologie des sept péchés capitaux. Avec l’affaire Cahuzac, j’avais l’avarice. Il suffisait d’ajouter la colère de Mélenchon, la paresse des socialistes, l’orgueil de chacun… C’était bon, ça se tenait”
Astrid de Villaines, Les sept péchés capitaux de la gauche (2022)
La cheffe du service politique du Huffington Post utilise cette grille de lecture pour analyser l’affaiblissement – ou plutôt l’effondrement – idéologique et électoral de la gauche. Entre des éléphants socialistes qui se sont transformés en “paresseux”incapables de travailler à un programme sérieux en 2022, les écologistes qui détruisent leur capital politique à coup de mesures incomprises, et la personnalité polarisante de Jean-Luc Mélenchon, la gauche n’arrive pas au pouvoir. Trop engluée dans des polémiques intestines ; trop tétanisée face aux enjeux régaliens.
Dans ce livre stimulant et caustique, tissé de multiples anecdotes édifiantes, Astrid de Villaines brosse quelques pistes de réflexions pour tirer un trait sur “l’image sépia d’une gauche en morceaux ».
Le point de départ du livre
L’élimination de Lionel Jospin au second tour de la présidentielle de 2002 constitue le point de départ de votre réflexion. Vous mettez en lumière le décalage entre le choc que vous ressentez à quatorze ans et les réactions de certains politiques de gauche, qui sont moins affectés par cette date – on pense à Noël Mamère qui continue de claironner son succès des 5%.
Est-ce pour cette raison personnelle que vous avez préféré 2002 à 1983 (“tournant de la rigueur” de F. Mitterrand) pour retracer l’effondrement de la gauche ?
Je me suis posé cette question durant toute l’écriture du livre. En effet, 1983 est une date intéressante. Mais 2002 et 2022, ce sont les deux élections où l’extrême droite a remplacé la gauche au second tour, auxquelles il faut ajouter 2017. Le bilan n’a pas été fait. Je voulais aussi que le livre soit conçu comme un carnet de notes, et qu’il soit nourri de mon propre regard. Je ne voulais pas faire un livre historique.
Ce que j’ai trouvé étonnant, c’est qu’ils n’aient pas beaucoup de regrets par rapport à 2002. Ce qui m’inquiète, en miroir avec la période actuelle où l’extrême droite est aux portes du pouvoir, c’est que peu de choses ont bougé en vingt ans. On se regarde le nombril en se demandant qui est le plus à gauche, qui est le plus révolutionnaire, qui est le plus végétarien… C’est délétère. Avant, les divisions à gauche se faisaient sur des sujets plus intéressants pour les gens, comme le travail, l’Europe…
Les fautes politiques des partis de gauche
Concernant EELV, vous citez Bruno Latour dans votre livre : “l’écologie politique réussit l’exploit de paniquer les esprits tout en les faisant bailler d’ennui”. Quel est le principal problème des écologistes, incapables de transformer électoralement la prise de conscience de l’urgence climatique ?
C’est désespérant pour l’électeur écologiste de voir le niveau de EELV. Ce parti a un peu plus de 10 000 adhérents, ce qui est très peu par rapport au nombre de personnes présentes dans les marches pour le climat et tous ceux qui sont inquiets par le réchauffement climatique. Il faut tirer les leçons de ce parti qui ressemble de plus en plus à une association de la loi 1901. À l’époque de Cécile Duflot, on appelait ce parti “la firme”. Un parti politique doit faire le lien avec les populations. Ils ne le font pas. Ils arrivent à se faire des bisbilles internes, à lancer des polémiques… Malgré l’urgence, ils n’attirent pas de nouveaux électeurs et ils ne travaillent pas sur le programme. J’ai demandé à des députés EELV leurs propositions sur les enjeux de mobilité et d’écologie liés à la voiture. Ils ne savent pas répondre – à part mettre des vélos dans les centres-villes. Mais Alain Juppé le faisait déjà à Bordeaux ! Ils doivent travailler le fond et attirer des gens. Bruno Latour avait sonné l’alarme en rappelant qu’ils n’arrivaient pas à enthousiasmer les personnes en ne faisant qu’interdire.
Contrairement au Parti socialiste, La France Insoumise a travaillé sur un programme ambitieux, quoiqu’on puisse en penser. En revanche, ils ont décidé de négliger les élections locales. En plus de cette erreur stratégique, vous rappelez les dérapages de Jean-Luc Mélenchon qui firent des ravages dans l’opinion (glottophobie, l’épisode des perquisitions, son appel au cyberharcèlement de journalistes, sa défense d’Adrien Quatennens qui serait victime de “gifles politiques” alors qu’il est accusé d’avoir battu sa femme…).
Le problème de LFI, n’est-ce pas tout simplement Jean-Luc Mélenchon ?
Si La France insoumise ne fait pas l’inventaire des années Mélenchon, elle risque de ne pas conquérir d’autres électeurs. Son comportement durant l’affaire Quatennens est un vrai marqueur. Le fait que les femmes politiques de LFI se désolidarisent de ses propos est déjà un petit pas. Elles commencent à “tuer le père” politique pour se reconstruire. Malgré sa défaite et son absence de fonctions, c’est encore lui qui dirige tout du haut de sa tour d’ivoire et par ses tweets. Je ne pense pas que LFI toute seule pourra l’emporter un jour. Ils sont dans une démarche trop radicale. On le voit bien dans la dernière enquête Fractures françaises, publiée dans Le Monde : LFI est en bas de peloton de tous les partis sur les préoccupations des Français. François Ruffin tente de lancer l’alerte en disant qu’ils devraient adopter un autre comportement à l’Assemblée nationale.
La France insoumise a été impressionnante sur plein de choses : ils sont en avance sur l’écologie, sur leur façon de faire de la politique… Mais ils sont beaucoup entre eux. Ce n’est pas un parti suffisamment ouvert. Le fait d’avoir oublié les élections municipales et régionales révèle quelque chose chez eux : veulent-ils vraiment gouverner ? Le député Manuel Bompard le raconte dans le livre, en disant qu’il préfère faire de la politique à travers les grandes idées et le national. Mais s’ils suivaient Jean Jaurès, ils allieraient la réforme et la révolution.
Vous écrivez que “les attentats islamistes sont un impensé pour le Parti socialiste. C’est une faute grave”. Pensez-vous que la gauche, dans ses différentes composantes, est tétanisée face aux questions régaliennes ? Soit elle évite le sujet, soit elle tente d’y répondre en renonçant à ses valeurs (déchéance de nationalité sous François Hollande, les propos d’Arnaud Montebourg sur les transferts d’argent dans les pays du Maghreb…) ?
Je suis entièrement d’accord. L’année 2015 m’a marquée. À l’époque, Manuel Valls disait qu’on n’avait pas le droit de tenter de comprendre ce qui a mené aux attentats. Je pense que c’est une erreur fondamentale. Ces attentats viennent de loin. Il y a de l’aveuglement, de la crainte à parler de ces sujets, comme s’ils étaient forcément estampillés “de droite”. Je ne pense pas que la sécurité soit un sujet de droite. Il y a aussi un manque de travail sur le fond. Il ne faut pas nier les atteintes à la République sur le territoire. Sur Samuel Paty, on ne les a pas assez entendus avant l’hommage du dimanche 16 octobre 2022. C’est grave de laisser les questions de la Nation à l’extrême droite.
Il y a toute une réflexion à mener sur des mesures de gauche pour la sécurité. Quand Gérald Darmanin donne davantage d’argent à la police, la gauche devrait applaudir. La police est un service public. Une fois que cela est dit, la gauche pourrait rappeler qu’ils veulent une IGPN [Inspection Générale de la Police] indépendante, et lutter contre le racisme dans la police. Ce n’est pas l’un ou l’autre. Ces sujets ne doivent plus être tabous. On peut être de gauche et ne pas avoir envie d’avoir peur quand on rentre chez soi. Sur d’autres sujets comme celui de la prison qui est à repenser, on entend peu la gauche, comme s’il s’agissait de questions radioactives.
Est-ce qu’ils vont dans les tours, dans les classes où il y a du complotisme, une absence de mixité sociale et ethnique ? Ils n’en parlent jamais. La gauche “bobo” et “intello”, elle est pour une grande partie chez Macron.Même électoralement, ce serait porteur d’avoir un vrai discours sur ces sujets qui touchent aussi les catégories populaires. Le parti communiste de Fabien Roussel le fait un peu, mais ils sont à 2%.
En 2017, plus d’un électeur PS sur deux [1] a voté pour Emmanuel Macron dès le premier tour. Depuis, le centre de gravité de la majorité présidentielle s’est déplacé à droite. Emmanuel Macron a toutefois gardé une partie de l’électorat social-démocrate [2], mais certains sont déçus par un “en même temps” qui serait déséquilibré. La gauche peut-elle récupérer cet électorat ?
Macron a participé à l’effondrement de la gauche. Il a pris des mesures que la gauche pourrait applaudir : PMA, dédoublement des classes dans les REP [Réseau d’Éducation Prioritaire], reste à charge 0 sur les soins dentaires et auditifs, le “quoi qu’il en coûte”… Il les a ringardisés. Il a récupéré le PS par la droite en 2017, puis il l’a siphonné par la gauche en 2022 en mettant en place une politique keynésienne.
À court-terme, c’est compliqué pour la gauche de récupérer cet électorat plus modéré. Je pense que Macron a réussi à capter définitivement une partie de l’électorat social-démocrate. Les sociaux-démocrates ne vont pas voter pour la Nupes car Mélenchon est un repoussoir. Mais pour 2027, je ne pense pas que la gauche radicale puisse l’emporter. Mécaniquement, il faudrait chercher cet électorat plus modéré. La gauche doit trouver une candidature à cheval entre toutes ces mouvances, et se construire autour de trois valeurs : féminisme, écologie, lutte contre les inégalités sociales et les discriminations. C’est le ou la « Mitterand » d’aujourd’hui qu’il faudrait. Force est de constater qu’on ne l’a pas. Dans notre système politique, l’incarnation reste centrale.
Vous parlez de l’orgueil des responsables des partis politiques de gauche avant la Nupes, qui étaient incapables de négocier entre eux, comme si cela était vécu comme une castration symbolique. A contrario, vous rappelez que Cécile Duflot et Martine Aubry ont réussi à travailler sur un accord victorieux entre le PS et Les Verts en 2012, quand elles étaient à la tête des partis. L’un des problèmes de la gauche, n’est-ce pas aussi ce virilisme archaïque ?
Je le pense. Ce n’est pas normal qu’en 2022, les quatre partis de gauche soient tous dirigés par des hommes. Alors que l’extrême droite réussit, elle, à mettre des femmes en avant. Les femmes politiques de gauche déplorent ce virilisme. J’aimerais qu’il n’y ait pas de lectures genrées, mais force est de constater qu’elles ont encore du mal à trouver leur place, à être pleinement associées à la stratégie. Elles doivent encore se battre au sein de leurs partis pour mettre les sujets féministes à l’ordre du jour. C’est ahurissant. Je pense qu’elles gagneraient à jouer beaucoup plus le rapport de force, car il est en leur faveur : une grande partie de leur électorat est féministe.
L’échec de la Nupes aux législatives peut-il s’expliquer par le péché d’orgueil de Jean-Luc Mélenchon qui veut, depuis 2008, remplacer le PS ? Vous rappelez que proportionnellement au nombre de circonscriptions attribuées dans l’accord, le PS s’en sort beaucoup mieux électoralement que LFI (30 députés sur 70 circonscriptions pour le PS, contre 75 députés sur 329 pour les Insoumis).
C’est le péché d’orgueil total. On l’a peu relevé au moment des résultats. LFI ne remet pas en question sa stratégie électorale. Ils ont transformé cet échec en victoire. A les entendre, ils étaient le premier groupe, alors que la Nupes n’est pas un groupe. Le premier groupe politique d’opposition, c’est le Rassemblement national. Cet échec, c’est la conclusion mécanique de leur absence de travail de terrain. Jean-Luc Mélenchon a fait un vrai travail intellectuel, mais on voit qu’il ne va pas assez à la rencontre des gens sur le terrain. La politique, c’est aussi de la chair.
La Nupes : l’avenir d’une gauche en chantier
Dans une enquête publiée début 2022, le Cevipof rappelait que seulement 25 % des français se plaçaient à gauche de l’échiquier politique. La Nupes peut-elle renforcer l’affiliation partisane à la gauche ?
Je pense que la Nupes renforce quand même la gauche. J’ai beaucoup ressenti ce désir d’union sur le terrain. L’électorat orphelin et désespéré de la gauche attendait l’union. Mais cela reste fragile ; c’est difficile de faire cohabiter un Olivier Faure avec un Jean Luc Mélenchon, des écologistes avec des communistes. S’ils sortent de ce couloir identitaire par, à mon avis, une figure qui viendra de l’extérieur, il y a de quoi faire. C’est pour cela que des voix comme celle de François Ruffin sont intéressantes dans la période. Dans la France qui galère dans les stations-services, je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup qui votent à gauche.
La Nupes est-elle un outil de prise de pouvoir ou une plateforme idéologique cohérente (on pense à des questions importantes qui sont mises sous le tapis dans l’accord, comme l’international, l’Europe, le nucléaire…) ?
C’était avant tout un accord électoral, mais ce n’est pas un gros mot non plus. On a longtemps déploré les divisions à gauche. Je ne pense pas que la Nupes va se fissurer de sitôt. Chacun a plutôt trouvé sa place. Le débat sur les supers-profits est une victoire pour eux. Le gouvernement est en train de s’aligner. Cet épisode illustre l’une des thèses de mon livre : quand la gauche se concentre sur un sujet sérieux qui concerne tout le monde et qu’elle arrête de se regarder le nombril, ça marche !
La responsabilité des médias
Sur la baisse de niveau du débat politique, n’y a-t-il pas aussi un mea culpa à faire du côté des journalistes qui centrent les débats autour de polémiques stériles au détriment du fond ?
C’est vrai. D’ailleurs, j’aurais aimé écrire en parallèle sur les sept péchés capitaux des médias. En tant que journaliste, j’ai par exemple beaucoup suivi les meetings de Jean-Luc Mélenchon. En 2016 et en 2017, il développait toute une vision intéressante sur l’économie de la mer dans ses discours. Je proposais à ma rédaction d’aborder ce sujet, et au final on prenait la phrase de vingt secondes sur le burkini car c’était la polémique de l’été. Ce n’est pas normal. Les journalistes peuvent monter en épingle des polémiques. Je pense que les journalistes politiques devraient aussi travailler par pôles thématiques, et pas seulement par rubriques de partis. Cela pourrait éviter des dérives. Mais les journalistes sont aussi contraints par l’agenda des politiques et leurs polémiques.
Les sept péchés capitaux de la gauche d’Astrid de Villaines est disponible aux éditions Jean-Claude Lattès (234 pages, 19 euros). Ses articles sont disponibles sur le site du Huffington Post.
Crédit image : éditions JC Lattès
[1] Note du Cevipof datée de novembre 2018 : 59% des “électeurs socialistes constants”, traditionnellement affiliés au PS, ont voté pour Emmanuel Macron dès le premier tour https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/actualites/qui-sont-les-socialistes-qui-ont-vote-emmanuel-macron.html
[2] Note de la Fondation Jean Jaurès, datée de novembre 2021 : https://www.jean-jaures.org/publication/presidentielle-2022-a-gauche-la-tentation-du-vote-utile/