US Elections #4 : Analyse des votes aux élections américaines, les États-Unis plus divisés que jamais ?
Dans cette série d’articles sur les élections américaines, nous couvrons les élections générales américaines qui ont eu lieu le 5 novembre, en étudiant les candidats, leurs campagnes, leurs programmes et leurs propositions politiques. Nous analysons également les résultats et leurs impacts sur la société américaine, et sommes présents pour les conférences, discours et autres événements importants autour du sujet. Pour ce quatrième article de notre série, on décortique les votes en détail.
Auteur : Quentin Charlaix
L’idée d’une guerre civile, d’une société divisée, hante les États-Unis de façon cyclique depuis leur création. La guerre de Sécession en incarne l’apogée, en laissant un héritage mémoriel important par l’opposition entre un Sud rural et esclavagiste, face à un Nord urbanisé et industriel. Rares sont les voix qui qualifient les États-Unis comme un ensemble culturel cohérent, lui préférant l’expression de « Salad bowl » qui illustre bien le multiculturalisme sur lequel repose l’architecture du pays. Les États-Unis sont également l’un des pays occidentaux (et du monde en général) les plus inégalitaires en termes de répartition des revenus et des richesses, inégalités qui se greffent souvent à des considérations ethniques (les familles d’origines asiatiques possèdent en moyenne deux fois plus de richesses que les familles blanches et douze fois plus que les familles noires). Face à un état des lieux pessimiste, que mettent en valeur les études du profil des électeurs lors des dernières élections ? Le vote est-il révélateur d’une réconciliation impossible entre plusieurs Amériques ?
Un « gap » peut en cacher un autre
Si la plupart des médias ont mis en avant un « gender gap » qui aurait structuré le vote des électeurs américains, l’analyse ne peut se réduire à celui-ci. Les femmes dans leur globalité ont majoritairement voté pour Harris, à hauteur de 53% d’entre elles, pour un constat inverse chez les hommes, dont 55% ont donné leur voix à Trump. Phénomène constaté dans de nombreuses démocraties, les femmes auraient tendance à être plus progressives et donner leurs voix à des candidats plus portés à gauche. Les hommes, eux, se tourneraient de plus en plus vers l’extrême-droite. Une opposition idéologique qui se retrouve particulièrement aux États-Unis à travers le droit à l’avortement, que le précédent mandat de Trump avait sérieusement mis à mal. Pour rappel, celui-ci avait nommé trois juges (Gorsuch, Kavanaugh, Coney Barrett) à la Cour Suprême, confortant ainsi la majorité républicaine et permettant ensuite l’abrogation de l’amendement Roe vs Wade qui dépénalisait l’avortement sur l’ensemble du territoire américain depuis 1973. Une opposition également accentuée à travers les réseaux sociaux et l’émergence de courants masculinistes, dont le slogan « Your body my choice » (ton corps, mon choix), symbole ultime d’un virage réactionnaire et anti-féministe, est devenu viral depuis la victoire du candidat républicain.
Cependant, le « gender gap » n’est pas la seule analyse à tirer des élections, d’autant plus que les analyses détaillées nuancent cet aspect. Car si les femmes dans leur totalité ont voté majoritairement pour Harris, les femmes blanches ou caucasiennes, elles, ont penché en faveur de Trump à 53%. En réalité, l’écart entre les groupes ethniques semble encore plus important et structurant que l’écart entre les genres. 57% des blancs ont voté pour les républicains, 85% des noirs pour les démocrates. Si on s’intéresse aux autres groupes ethniques, l’opposition se retrouve à nouveau : 54 % des asiatiques pour Harris et le résultat grimpe à 60% des non-blancs de façon globale. Seul le vote hispanique/latino s’explique réellement par le « gender gap » : 60% des femmes hispaniques ont voté Harris, contre seulement 43% pour leurs homologues masculins.
En outre, d’un point de vue religieux, les catholiques et protestants ont majoritairement voté pour Trump, tandis que les juifs ont soutenu à 78% Harris. Cette opposition est expliquée par une Amérique encore profondément construite et imprégnée par le racisme. Donald Trump incarne ainsi le champion d’une Amérique blanche, traditionaliste, qui à la manière des autres mouvements d’extrême-droite dans le monde, propose une porte de sortie de la crise sociale par l’écrasement des minorités (rejet de l’immigration, opposition des discriminations positives, etc.). Soutenu directement par les mouvements néo-fascistes et néo-nazis états-uniens, Trump est souvent resté dans le flou dans son rapport à ceux-ci. Ainsi suite aux attaques racistes de Charlottesville en 2017 (1 mort et plusieurs dizaines de blessés), Trump avait déclaré « qu’il y avait des gens très bien des deux côtés », en désignant les manifestants et contre manifestants (mais pas les terroristes directement). Kamala Harris s’impose ainsi comme un vote d’opposition, de barrage face à la montée de l’extrême-droite auprès des minorités directement menacées par celle-ci.
Une (nouvelle) guerre civile est-elle inévitable ?
Les divisions raciales, religieuses et genrées révélées par le vote aux présidentielles menacent-elles profondément l’unité du pays ? Dans un pays qui possède le plus haut taux d’armement par habitant au monde (120 armes pour 100 personnes), où les oppositions politiques sont très ancrées géographiquement (États démocrates et républicains), avec des précédents historiques de violence interne, la perspective d’une guerre civile semble devenir de plus en plus tangible. Cela se ressent de plusieurs manières. L’achat d’armes à feu a ainsi explosé depuis la pandémie de Covid-19 et plus de 18 millions d’armes à feu ont été vendues en 2021, ce qui en fait la deuxième année la plus active pour les ventes d’armes depuis au moins deux décennies. Le profil des acheteurs a également changé : la même année, la moitié des nouveaux détenteurs d’armes à feu étaient des femmes et la moitié étaient issus de minorités ethniques. Les États-Unis enregistrent également une augmentation importante du nombre de groupes paramilitaires, à la fois d’extrême-droite et d’extrême-gauche. Leur prolifération et leur puissance de feu conduisent régulièrement à des morts, comme à Kenosha en août 2020, où deux militants antiracistes ont été abattus. Le point culminant reste l’assaut du capitole, le 6 janvier 2021, auquel nombre de milices néofascistes comme les « Proud Boys » avaient participé.
Le spectre d’une guerre civile a également resurgi en février 2024, lorsque de fortes tensions ont éclaté entre le Texas et le gouvernement fédéral. En effet, le Lone Star State contestait à l’État fédéral le droit de gestion des politiques migratoires, en dénonçant une « invasion » en provenance du Mexique. Le Texas, accompagné par d’autres États républicains, avait alors amassé des troupes de la garde nationale (normalement réservées en cas de catastrophes naturelles). De façon générale, selon une étude de l’université Quinnipiac de 2022, 53% des Américains estiment que les divisions vont empirer dans les années à venir, et 80% des sondés citaient des menaces intérieures quand on leur demandait quelle était la plus grande menace du pays. Enfin, selon une étude réalisée en 2022 par Yougov, 32% des interrogés se déclarant comme républicains, annonçaient que la situation aux États-Unis serait meilleure si les États-Unis devenaient deux pays (l’un composé des « blue states », les États démocrates, et l’autre des « red states », les États républicains).
Début 2024 était sorti Civil War, de Alex Garland. Celui-ci dépeignait les États-Unis en guerre civile, marqué par l’éclatement du pays en de nombreux États indépendants. Si le film se concentrait plus sur le travail de reporter de guerre que sur les raisons ayant mené à l’éclatement de la guerre, il n’en demeure pas moins un témoin important de la forte résurgence de cette idée dans l’imaginaire de la société américaine. Les analyses du profil des électeurs confirment l’idée de division, sous fond de critère raciales, religieux et idéologiques. Si prédire la séparation des États-Unis reste extrêmement complexe, cette idée apparaît cependant de plus en plus probable.