« Megalopolis », « Emilia Pérez », « L’Histoire de Souleymane », « Riverboom », « The Outrun » : le Smash ou Pass Cinéma #1
Chaque week-end, en partenariat avec le ciné-club 27 Millimètres, La Péniche vous donne son avis sur les films à voir en salle. Cette semaine, Megalopolis de Francis Ford Coppola, Emilia Pérez de Jacques Audiard, L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine, Riverboom de Claude Baechtold et The Outrun de Nora Fingscheidt. Alors smash ou pass ?
Auteurs: Lily Petiteau-Normand, Agathe Bernard, Eliott Offenstadt, Anne-Sophie Neyra
Megalopolis, de Francis Ford Coppola, par Lily Petiteau-Normand
Alors ? Est-ce que cela valait le coup de mettre tous ses biens en hypothèque Francis ?
À mi-chemin entre le péplum orgiaque à la Fellini et l’utopie futuriste de Lang, le visionnage de Mégalopolis est une épreuve qui ne laisse pas indifférent. Décrié de partout, cela en est presque devenu un défi d’apprécier le dernier Francis Ford Coppola.
Je vais vous le dire en toute franchise, mais avec certes un peu de réserve, je crois que j’ai aimé cette folie nombriliste.
Tout est fait pour agacer le spectateur : l’incarnation grotesque d’une Rome américaine, un acharnement de références cinématographiques, philosophiques et historiques dont l’inaccessibilité de sens est souvent de mise, une mise en scène tantôt à vous donner le tournis, tantôt à vous faire piquer du nez ; et toutes ces étapes pour aboutir à une morale universelle banale et presque scandaleuse.
Je l’entends, cela ne semble pas vendre du rêve. Cependant, le magistral réalisateur qu’est Coppola a souhaité rendre à César ce qui lui appartient, et assume un ego trip explicite, semblant le célébrer lui-même – on pense notamment au potentiel prénom du fils de César, Francis, en toute simplicité. C’est cette audace qui peut nous permettre de nous rattacher à des sentiments positifs vis-à-vis du film. L’audace de la démesure, de l’incompréhensibilité, de la prétention intellectuelle.
Effectivement, se surprendre à reconnaître du Kubrick, du Hitchcock, et du Coppola lui-même dans cette masturbation intellectuelle de 2h18 est détestable mais tellement jouissif.
Alors oui, je pense que ressortir d’une séance énervée mais excitée, fatiguée mais stimulée, c’est le témoin d’un pari plutôt réussi.
Alors, SMASH.
Film américain de Francis Ford Coppola (2024). Avec Adam Driver, Nathalie Emmanuel, Giancarlo Esposito (2h18). Sortie le 25 septembre 2024.
Emilia Pérez, de Jacques Audiard, par Agathe Bernard
L’avocate pénaliste Rita Moro Castro (Selena Gomez) est kidnappée par le grand baron de la drogue Manitas del Monte (Karla Sofía Gascón). Celui-ci souhaite planifier son faux décès pour vivre sa vie rêvée grâce à une transition de genre. Le narcotrafiquant se métamorphose en grande défenseuse de ses anciennes victimes, retrouvant ainsi une virginité nouvelle.
Je suis allée voir Emilia Pérez un peu par hasard. Croyant en entrant regarder Lalaland 2, j’en suis sortie… décontenancée.
Si l’on ne peut pas nier le fait que l’intrigue soit surprenante, inédite et audacieuse par ses nombreux retournements et son actrice principale extrêmement talentueuse (Karla Sofía Gascón), le format de comédie musicale est-il vraiment adapté au scénario ? Jacques Audiard mérite-il le Prix du jury du Festival de Cannes ?
La “qualité Netflix” des plans, la typographie ainsi que la musique commerciale m’ont déplu. J’ai trouvé un profond décalage entre une tentative d’histoire dramatique et celle d’une comédie musicale.
Pour résumer ce film en deux mots ? Too much.
Je rejoins tout à fait Christophe Bourseiller sur le manque de crédibilité du film : “comment le même personnage peut passer d’un tueur fou à Mère Teresa, c’est aussi crédible que si Jean-Marie Le Pen se transformait en Simone Veil ».
Alors, désolée Jacques mais Pass.
Film français de Jacques Audiard. Avec Karla Sofía Gascón, Selena Gomez, Zoe Saldaña (2h12). Sortie le 21 août 2024.
L’Histoire de Souleymane, de Boris Lojkine, par Eliott Offenstadt
Souleymane (Abou Sangaré) a deux histoires. La sienne, celle d’un livreur précaire, réfugié économique guinéen qui loge au Samu social de Paris lorsqu’il n’a pas loupé le bus de 22 heures au métro Jean Jaurès. Et l’autre, celle que lui apprend Barry (Alpha Oumar Sow), contre rémunération, qui fait de lui un opposant politique contraint à l’exil, en vue d’obtenir le statut de réfugié politique.
Le réalisateur Boris Lojkine filme, à la sauvette – seule une scène a nécessité d’arrêter la circulation – les deux jours qui précèdent le rendez-vous fatidique de Souleymane avec l’administration pour être régularisé.
La vie d’un homme qui n’a rien repose sur des personnes qui agissent comme des bouées plus ou moins gonflées. Ses bouées, ce sont donc ses pairs, ce sont aussi ceux qui sont rémunérés pour lui permettre de survivre en environnement hostile tout en l’escroquant, en servant de prête-nom sur une plateforme de livraison de nourriture ou en lui fournissant des éléments de langage pour le rendez-vous avec l’administration. Ce sont aussi ceux qu’il croise au Samu social ou encore son entourage en Guinée qu’il a au téléphone.
Ces interactions sont les chevilles narratives d’un film sans musique dont la mise en scène est particulièrement sobre. Et Boris Lojkine exploite un phénomène ultra-contemporain pour donner au film ses aspects quasi-documentaires, au gré de l’épatante performance d’un acteur néophyte.
Le film devient donc une « chronique documentée » pour reprendre les mots de Mathieu Macheret dans Le Monde sur le film Sorry We Missed You (2019) de Ken Loach qui avait pour objet les vicissitudes des plateformes de livraison ubérisées au Royaume-Uni. La représentation de Ken Loach entre cependant en opposition avec celle de Boris Lojkine en ce que ce dernier met en scène le combat d’un homme s’érigeant, consciemment ou non, contre la machine. Ce dernier va contre ses règles en s’y inscrivant sous un autre nom mais, lorsque son compte est désactivé pour cette raison, appelle les services téléphoniques de l’application et crie au scandale.
Chronique d’autant plus documentée que l’acteur Abou Sangaré, qui partage son patronyme avec Souleymane, est lui-même, encore actuellement enfermé dans un corridor administratif pour obtenir une régularisation en France et a échappé à une obligation de quitter le territoire français (OQTF), et ce malgré un prix d’interprétation dans la catégorie Un Certain Regard au festival de Cannes 2024.
Quant au réalisateur, il filme la France en territoire hostile, comme il avait filmé une Algérie hostile à des réfugiés d’Afrique subsaharienne dans Hope (2014) et un Cameroun hostile à une photojournaliste dans Camille (2019).
Alors, SMASH.
Film français de Boris Lojkine (2024). Avec Abou Sangaré, Alpha Oumar Sow, Delphine Meurisse (1h33). Sortie le 9 octobre 2024.
Riverboom, de Claude Baechtold, par Eliott Offenstadt
Riverboom n’est pas un film comme Megalopolis, que l’on a prévu de voir depuis des semaines, pour lequel on a lu deux interviews du réalisateur et vu quatre fois la bande annonce lors de nos séances précédentes. Riverboom est un film vu un peu par hasard, à la séance de 22h.
Claude Baechtold travaille comme imprimeur et se voit proposer par le reporter du Figaro Serge Michel, un condensé d’un membre de l’Agence tous risques et de Tintin, de le conduire de Genève à l’Afghanistan où il va faire le tour du pays dans les pas de l’exploratrice Ella Maillart qui avait réussi un tel parcours en 1937.
Nous sommes en 2002 et l’Afghanistan vient d’être envahi par les États-Unis qui, après les attentats du 11 septembre 2001, imposent avec plus de malheurs que de heurs la “pax americana”.
Une fois arrivé à Kaboul, Claude Baechtold, qui n’a, à première vue, rien du reporter en or veut retourner en Suisse, mais les avions ne décollent plus, et le voilà embarqué avec Serge Michel et le photographe Paolo Woods, quant-à-lui un condensé d’un membre de l’Agence tous risques et de Robert Capa, sur les routes de l’Afghanistan. Avant cela, le néophyte Claude Baechtold a acheté un petit caméscope…
De là, ils se déguisent pour échapper aux checkpoints des talibans et traversent des champs minés. Et au fur et à mesure du chemin, les acolytes réalisent des interviews corsées des seigneurs de guerre. Et de notre siège de l’UGC les Halles, nous nous disons qu’ils ont la tête bien froide, en particulier Serge Michel qui mène les interviews.
On ne peut, en outre, que faire un récit personnel d’un voyage en Afghanistan. Et Claude Baechtold raconte avoir fait le deuil de ses parents en couchant près de la rivière Boom où il aurait pu être assassiné à tout moment.
Réalisé avec des photos et des vidéos d’archives, le film ne surgit sur les écrans que vingt ans après son tournage. Claude Baechtold avait en effet confié à un ami les bobines, que ce dernier avait égaré, avant de les retrouver en déménageant. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Serge a obtenu le prix Albert Londres et les trois compères ont ouvert leur agence photographique, Riverboom.
Et voici Riverboom, le documentaire, appartenant à un genre qui nous rend parfois las mais qui, ici, nous enchante. D’autant qu’un autre documentaire sur l’Afghanistan d’avant, paru plus tôt cette année, avait été relativement décevant en ce que James Ivory dans Un été afghan, n’arrivait pas à quitter l’égotrip.
Alors, SMASH.
Film suisse de Claude Baechtold (2024). Avec Claude Baechtold, Paolo Woods, Serge Michel (1h35). Sortie le 25 septembre 2024.
The Outrun, de Nora Fingscheidt, par Anne-Sophie Neyra
Rona (Saoirse Ronan), est un personnage aussi puissant que fragile. Dans The Outrun, adaptation du mémoire d’Amy Liptrot, Saoirse incarne avec une profondeur désarmante cette jeune femme, fin de la vingtaine, qui tente de se reconstruire après avoir touché le fond : l’addiction à l’alcool. Mais, ce n’est pas « juste un autre film sur » le retour à la sobriété. Il s’agit d’un film sur le retour à soi, dans un cadre où les paysages sauvages des Orcades (Écosse) reflètent les tempêtes intérieures de Rona. Le silence, ici, est un personnage à part entière, et Saoirse joue avec cette absence de bruit pour donner encore plus de poids aux tourments de Rona. Chaque geste, chaque regard, est chargé de ce que les mots ne disent pas.
Rona mène un combat silencieux mais farouche contre elle-même. Dans sa manière de filmer l‘île, Fingscheidt parvient à faire de ce paysage sauvage un personnage vivant, indomptable. Les rochers battus par le vent, la mer agitée, le tout renforce la solitude de Rona. Saoirse réussit ici une performance presque transcendante, elle flotte entre l’abandon et la résistance, sans jamais sombrer dans le mélodrame. Et puis il y a cette mer, omniprésente, comme un miroir des tourments intérieurs de Rona. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle entre la nature impitoyable et les démons de l’addiction qui continuent de la hanter, même dans ses moments les plus calmes. Des souvenirs de la scène chaotique des soirées londoniennes où se mêlaient ivresse et excès, la poursuivent même dans ces paysages sauvages. Leur murmure résonne encore au bord de chaque falaise.
Le film, de par son rythme lent et ses plans contemplatifs, évoque une forme de rébellion discrète. Là où d’autres personnages se seraient effondrés sous le poids de la culpabilité ou du désespoir, Rona reste debout, même vacillante. Il y a une beauté incroyable dans son obstination à continuer. On pourrait croire que Fingscheidt nous livre une simple étude de caractère, mais c’est bien plus que ça : nous sommes ici face à une exploration de l’endurance humaine, de cette capacité de résilience face à l’immensité de la nature.
Je n’ai pas lu le livre de Liptrot, mais j’imagine qu’il est rempli d’observations sur la vie dans la région des Orcades: ses mythes, ses rites, sa flore et sa faune. Le film les présente aussi, par le biais d’une voix off ou encore d’images d’archives. Diplômée en biologie, Rona travaille un temps pour la Royal Society for the Protection of Birds, où elle aide à préserver et à cataloguer un oiseau en voie d’extinction, puis fait des recherches sur les algues marines, convaincue de leurs vertus salvatrices pour la planète. Elle nous parle également du ver Mester Stoor, une énorme bête marine dont la queue pourrait faire le tour du monde et dont l’haleine putride et le foie brûlant provoquent les vents et les tremblements de terre qui secouent les Orcades. De tels récits évoquent notre impuissance fondamentale face à la nature, mais ils font également allusion à un fantasme de pouvoir : si un autre être peut exercer un tel contrôle sur nos mondes, alors pouvons-nous en faire de même ? The Outrun est un film qui ose ralentir, qui nous force à ressentir plutôt qu’à simplement regarder. Le jeu nuancé de Saoirse Ronan, couplé à la réalisation intime de Nora Fingscheidt, offre une expérience cinématographique où la poésie émerge des non-dits, où la contemplation devient action. Un film aussi viscéral que spirituel, où la rédemption n’est jamais acquise, mais toujours en devenir.
Alors, SMASH.
Film britannique et allemand de Nora Fingscheidt. Avec Saoirse Ronan, Saskia Reeves, Paapa Essiedu (1h18). Sortie le 2 octobre 2024.
À la semaine prochaine pour le smash ou pass cinéma #2, qui tournera autour de la lettre A comme Abbasi, Akerman et Aznavour.