Légende noire et Bohème : John Fante, enfant infernal des Etats-Unis.

Vous êtes dans une bibliothèque à la recherche d’un bon livre, de quoi vous distraire durant vos longues soirées car votre box internet vous a lâché. Après avoir feuilleté quelques grands classiques, rien ne vous emballe vraiment. Alors vous discutez avec le bibliothécaire : crâne rasé, teint cireux, la voie rauque d’ancien fumeur émergeant d’une dentition lacérée. Limite junkie façon Trainspotting. Clairement son truc c’est la littérature américaine ; la beat génération, Burroughs, Ginsberg, Bukowski, tout ça il connait par cœur. Mais lorsqu’il vous conseille John Fante, ce coup-ci le doute n’est plus permis. Vous êtes en face de l’escroc première génération, un vétéran, un vrai capo ! Il vous fait vite comprendre avec sympathie que vous n’êtes qu’un Straniero.

john fante Nathanael West et John Fante publièrent leur témoignage de la cité des anges la même année, 1939. Malgré des critiques élogieuses, The Day of the Locust et Ask the Dust ne se vendirent pas du tout. Le meilleur roman de West ne s’écoula qu’à hauteur de 1700 exemplaires. La publication d’Ask the Dust fût encore plus lamentable, et cela en dépit d’une vitrine chez son ami et libraire : le mythique Stanley Rose. Stackpole, l’éditeur de Fante de l’époque, ayant plus tôt publié une édition critique de Mein Kampf, sans en aviser les éditeurs américains du Führer, les poursuites judiciaires qui en découlèrent étranglèrent financièrement le petit éditeur. Malheureusement pour Fante, la publication du premier volet des aventures d’Arthuro Bandini en pâtit.

Et pourtant, Ask the Dust est sûrement une bonne mise en bouche à qui souhaite s’intéresser à Fante. On commence de plein pied par une préface de Charles Bukowski, l’écrivain underground phare des années 70. « Je restai planté un moment en le lisant, comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique… (…) Peu de temps après avoir lu ses livres, j’ai commencé à vivre avec une femme qui était une plus grande ivrogne que moi, nous avions de grandes bagarres, souvent je lui criais : « Je ne m’appelle pas f… de p… , je m’appelle Bandini, Arturo Bandini ! » Fante était mon dieu.»

Le personnage d’Arturo Bandini, que l’on retrouve dans une grande partie des romans de Fante, n’a cessé de hanter chacune des œuvres du « vieux dégueulasse » ; celui-là même qui n’avait que mépris pour les « grands » auteurs américains. C’est donc un univers de violence, de débauche et d’excès que l’on s’attend à découvrir. Une écriture crue, paillarde et salace. Et pourtant, rien de cela chez Fante. Ou plutôt rien de cela chez Bandini. Car l’univers de Fante/Bandini – personnage en grande partie autobiographique – se révèle au fil des pages être un pur produit des paradoxes de l’intégration, toujours décrit avec humour et ironie. Ce que l’on découvre chez Fante, c’est la jeunesse bohême de Los Angeles : les petits boulots pourris, les loyers impayés, la faim et les amours déçus. Mais toujours la volonté de s’en sortir par l’écriture : «J’étais jeune, affamé, ivrogne, essayant d’être un écrivain…» se décrira lui-même le personnage auteur.

« Un soir je suis assis sur le lit dans ma chambre d’hôtel sur Bunker Hill, en plein cœur de Los Angeles. C’est un soir important dans ma vie, parce qu’il faut que je prenne une décision pour l’hôtel. Ou bien je paye ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C’est ce que dit la note, la note que la taulière a glissée sous ma porte. Gros problème, ça, qui mérite la plus haute attention. Je le résous en éteignant la lumière et en allant me coucher » (Demande à la poussière, Editions 10/18, 2002, p. 11).

Le grand Bandini est un « rital », et cela personne ne l’oublie. Grossier et mesquin envers celle qu’il aime, il se rêve américain tout comme ses personnages hauts en couleurs. Ah Camilla Lopez… la pauvre mexicaine travaillant jusque tard dans la nuit dans un bar indigent. Elle nous rappelle tant le dialogue d’ouverture d’un Reservoir Dogs. Car Bandini, tout comme Tarantino, est avant tout un amoureux de la culture populaire. On y retrouve les Drive-in kitsch d’un Pulp Fiction, les chambres de motel d’un Jackie Brown ainsi que les ambiances blafardes des rues glauques faiblement éclairées de Boulevard de la mort.

Mais Bandini est aussi un personnage torturé et ambigu, schizophrène même. La prose de Fante offre les va-et-vient permanents entre les monologues fantasques d’un jeune homme marginalisé, sensible, un brin fleur bleu ; et Bandini l’orgueilleux, amer, odieux, imbu de son modeste talent littéraire, distribuant à tout ceux qu’il croise un exemplaire de sa seule et unique nouvelle publiée – et déjà dédicacée à l’avance avec ça ! Mais chaque fois, sa piété impie le rattrape. Car Bandini ricane des prostituées, les femmes de joie sont pour les chicanos! Et pourtant, encore vierge à vingt ans, il lui faut en finir, et le plus rapidement serait le mieux. Une fois dans la chambre de motel, il jette désinvolte le double du prix : ainsi font les hommes – italiens de surcroît. Mais après avoir fait le chiffre d’affaire du mois de la séculaire, il s’enfuit comme un lâche, abandonnant la pauvre femme perplexe. Que penserait sa « mammina » de ce fils dont elle est si fière ? Et voilà que l’on plonge dans les remords véniels d’un fils de l’Eglise qui, ayant beau clamer la mort de Dieu, ne peut pour autant se passer du grand Confesseur.

« Les histoires que raconte Fante sont toujours les mêmes, inlassablement ressassées ; c’est son histoire. » écrit Philippe Garnier dans la postface de Bandini. Car avant les temps de la jeunesse bohême d’Ask the Dust, il y a l’enfance révoltée de Fante. Révolte contre la misère de sa famille, révolte contre sa mère passivement bigote, révolte encore contre son père maçon, violent et volage mais qui emporte tout de même l’admiration du jeune Arturo. Récits en grande partie autobiographiques, les romans de Fante sont aussi de magnifiques pièces d’artifices et de mensonges. On perçoit dans la jeunesse de Bandini l’aveu d’une jeunesse agitée, peuplée de fourberies, de haine saupoudrée d’une légère pointe de sadisme. Il n’y a rien de surprenant à ce que ses amis et connaissances décrivent même Fante comme « un être particulièrement désagréable et teigneux », rapporte Philippe Garnier. Mais c’est sûrement ce ton si particulier qui fait de John Fante un auteur dont la prose est si moderne pour l’époque.

Au-delà de ce style propre à verbaliser les émotions, on comprend que John Fante ait été le héros d’une certaine Amérique. C’est que l’auteur de L’Odyssée d’un Rital proposa à toute une génération une légende noire pour les exclus du rêve américain. Et si un jour un jeune adolescent boutonneux s’est épris du personnage de Bandini, ce n’est pas seulement parce qu’il s’identifiait aux malheurs de sa jeunesse, mais surtout parce qu’il admirait l’écrivain révolté. Celui qui, par sa plume, défia la grandiose Amérique qui le désignait pourtant comme le « sale petit rital » catholique immigré.

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