Le Mag’ : Pasolini, symptôme d’une Italie troublée
C’est à quelques kilomètres de Rome que fut retrouvé le corps meurtri du cinéaste poète Pier Paolo Pasolini le 2 Novembre 1975. Cet artiste iconoclaste et révolté, révèle scandaleusement les malaises de la société italienne des années de plomb. A la croisée des chemins entre Villon et Genet, Pasolini connut une mort à l’image de sa vie ; scandaleuse. En France comme en Italie, son œuvre n’est plus particulièrement étudiée ( sauf en filière littéraire, les anciens L des promos 2021 et 2022 n’oublient pas ). Elle mérite pourtant d’être réinterprétée à la lumière de la modernité, à une époque où s’est considérablement développée la consommation de masse.
La vie de scandales du Villon italien
Pier Paolo Pasolini est décédé comme il a vécu. Il est des hommes qui mènent une vie débridée, leur conférant ce statut suprême dans l’art d’artiste maudit. Ainsi, Pasolini vit le rôle qu’il s’est donné, celui de sous prolétaire romain faisant tout pour échapper au fatalisme de sa classe, pareil au héros de son premier film (tiré de ses romans) – Accatone. Ses nombreux démêlés avec la justice illustrent cette volonté d’incarner ce personnage.
En 1960, il est arrêté, soupçonné d’avoir pris part à une rixe à Trastevere. Il est finalement acquitté. En 1962, il braque la caisse d’un café. Cette fois, il passe vingt jours en prison. En 1963, il est nouveau condamné, cette fois en raison « d’atteinte à la religion d’Etat », pour son film La Ricotta, qui n’est autre qu’une reconstitution cinématographique de la passion du Christ. Selon son ami Alberto Moravia, le véritable motif d’accusation n’est pas celui-là. En réalité, le réalisateur serait coupable d’avoir « insulté les valeurs de la petite et moyenne bourgeoisie italienne ».
Coupable d’avoir « insulté les valeurs de la petite et moyenne bourgeoisie italienne »
Cette dénonciation de l’esprit bourgeois est une thématique chère à Pasolini, dans son recueil d’articles « Les écrits corsaires », il s’en prend violemment au conservatisme, qui n’est finalement que l’expression d’un monde que l’on accepte tel qu’il est, incarnant à merveille un immobilisme défavorable aux classes populaires. Voilà comment Pasolini heurte les bonnes consciences, en bousculant le confort intellectuel petit-bourgeois, de par son œuvre et dans la façon dont il mène sa vie. Personnage sulfureux, Pasolini est sans doute décédé d’une mort typiquement italienne. Il fut assassiné le 2 novembre 1975, probablement à cause d’une histoire de cœur, faisant tristement écho à la mort tragique d’un autre génie italien de l’image, le Caravage.
Pasolini, un marxiste au service du Christ ?
Malgré ses déboires avec la justice lui consacrant une image de révolté, incarnant la grande peur des bien-pensants, Pasolini reçoit à deux reprises des prix de l’Office catholique du cinéma. Et si Pasolini demeurait en réalité, un cinéaste avant tout chrétien ? Son Evangile selon saint Matthieu suscite la polémique de tous les côtés. La gauche italienne est inquiète de voir un des siens se faire l’apôtre de l’opium du peuple, et les catholiques de voir l’antéchrist réaliser un film sur un de ses apôtres. Mais le cinéaste a su s’entourer, et ce film donne un résultat étonnant, composé d’images spectaculaires et d’une grande pureté, rappelant les œuvres des peintres du quattrocento, ou encore l’utilisation manifeste du contre-jour, qui évoque le clair-obscur des œuvres du Caravage.
« L’Evangile ne s’interprète pas. Il se raconte. Vouloir soutenir une thèse eût été de ma part une absurdité. J’ai tenté de faire un récit épique et lyrique. » Pier Paolo Pasolini
Pasolini s’en est expliqué : « L’Evangile ne s’interprète pas. Il se raconte. Vouloir soutenir une thèse eût été de ma part une absurdité. J’ai tenté de faire un récit épique et lyrique. Si j’ai préféré Matthieu à Jean, à Marc ou à Luc, c’est parce qu’il est plus intransigeant et plus populaire. Il raconte simplement l’histoire d’un homme qui est né pauvre et qui meurt, après une existence brève et dramatique, en remettant aux hommes un message de paix et d’amour. » Pasolini introduit donc une analyse de la Bible à travers le spectre rapports de classe, faisant de lui – ô paradoxe – un marxiste au service du Christ. Peut-être Pasolini admirait-il Jésus pour son courage, celui d’être à proprement parler, un homme révolté.
« Nous vivons dans l’Italie qu’il dénonçait déjà »
Pier Paolo Pasolini, n’est ni un prophète, ni un messie mais probablement un visionnaire. D’abord par la modernité saisissante de son œuvre. La dénonciation de la société de consommation de masse, qu’il formule au travers de son œuvre, masque en vérité sa révolte contre un nouveau totalitarisme. Ce nouveau fascisme caractérisé par l’uniformisation de la culture, transmis par l’image s’est imposé plus rapidement et solidement que le fascisme mussolinien. Ce totalitarisme de la consommation ayant transformé les hommes en robots, ce qu’il réaffirmera dans sa dernière interview « Il n’y a plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les unes contre les autres. »
« Il n’y a plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les unes contre les autres. »
Bernanos en son temps avait pressenti cette idée que le nouveau totalitarisme transformerait les hommes en machine, dans son essai « La France contre les robots », véritable hymne à la liberté. De surcroît, Bernanos et Pasolini se rejoignent sur l’idée que ce nouveau fascisme serait véhiculé par les médias, notamment par les ondes radiophoniques pour l’un, et par l’image et de la télévision pour l’autre. Ensuite, Pasolini est un visionnaire, ou du moins un homme sensible aux problèmes de son époque. Il avait saisi les dangers pesant sur les années de plomb. Dans Pétrole, il décrivait déjà les attentats terroristes qui auront lieu dans les gares italiennes cinq ans avant les attentats de Bologne.
Pier Paolo Pasolini incarne donc à merveille le malaise de l’Italie des années de plomb. Tiraillée entre un christianisme qui s’effondre, un fascisme mussolinien qui tente de refaire surface, un communisme violent en action avec les brigades rouges, et l’avènement de la consommation de masse, l’Italie se déchire. Cette atmosphère pesante se retrouve chez Alberto Garlini et son roman « Les noirs et les rouges » et dans toute l’œuvre de Pasolini, d’Accatone à Salò où les 120 journées de Sodome.