Interview de François-Henri Désérable : « J’essaie seulement de donner leur poids de papier aux obsessions qui m’animent »

Couronné du grand prix de l’Académie Française pour son quatrième roman Mon maître et mon vainqueur le 28 octobre dernier, François-Henri Désérable romancier a accepté d’accorder à la péniche un entretien pour permettre aux étudiants de Sciences Po de le découvrir.

Victoire : À dix-huit ans, vous vous orientez vers une carrière de hockeyeur professionnel, aujourd’hui, à trente-quatre ans, vous êtes couronné du grand prix du roman de l’Académie Française pour Mon maître et mon vainqueur, qu’est-ce qui vous a poussé à passer de la crosse à la plume ?

François-Henri : À dix-huit ans j’ai annoncé tout naturellement à mes parents que je souhaitais devenir joueur de hockey sur glace professionnel parce que je jouais au hockey depuis l’âge de cinq ans. Mon père en a été très heureux puisque lui-même était joueur de hockey, ma mère, elle, était dépitée et m’a dit, en substance : « Je ne t’ai pas élevé pour te voir pousser une rondelle en caoutchouc avec un bout de bois sur une surface gelée. Tu peux faire du hockey, si tu fais des études en parallèle… ». J’ai regardé les facultés les plus proches de la patinoire d’Amiens (où je vivais) : il y avait la fac de médecine et la fac de droit. J’ai joué à pile ou face avec un palet et je suis entré en droit. Après quelques mois, comme je m’ennuyais pas mal, j’ai commencé à lire, à lire énormément. Je raconte souvent que le premier livre que j’ai pris, moi qui n’étais pas un grand lecteur et qui me contentais des prescriptions scolaires, était Belle du Seigneur. Mille cent onze pages et une semaine plus tard, je me suis dit voilà ce que je veux faire, voilà comment je veux emplir le cours de mon existence : en lisant, en écrivant. J’ai alors décidé non pas de devenir écrivain mais de me mettre à écrire. C’était une décision assez irrationnelle puisque rien ne me prédisposait à être écrivain et j’avais très peu de lectures derrière moi. C’est de la lecture qu’est né le désir d’écrire.

V : Tous vos livres voient leur publication séparée de deux années, mais pour celui-ci, vous avez attendu quatre ans, pourquoi tout ce temps ?

F-H : Ce livre est né à la suite d’un chagrin d’amour. Il y a eu une longue période durant laquelle j’ai été assez déprimé, où je ne parvenais pas à écrire, à fixer mon esprit sur quoi que ce soit d’autre que ce chagrin. Sans grande originalité, je me suis mis à écrire des poèmes. Mon intention initiale était alors d’en faire un recueil. Puis je me suis ravisé, j’ai pris certains de ces poèmes, je les ai enrobés de fiction, et j’ai tissé une histoire fictive autour d’eux. Donc quatre années. En réalité j’avais terminé ce livre pour la rentrée 2020, mais j’avais sans cesse envie de le retoucher, ce qui a repoussé la publication d’un an.

V : Vous expliquez que ce livre a été écrit à la suite d’une rupture. Sur votre Instagram, on peut vous voir avec le fameux 7mm que Verlaine a utilisé pour tirer sur Rimbaud, enfin vous expliquez dans une interview que vous avez eu la chance de consulter les épreuves corrigées des Fleurs du mal de Charles Baudelaire. Un auteur s’inspire-t’il nécessairement de ce qu’il voit, de ce qu’il vit ?

F-H : Pour ma part, j’ai une imagination qui ne peut se déployer qu’à partir du réel. Il me faut toujours le coup de cravache du réel pour que l’imaginaire se mette à galoper. Souvent, lorsque j’assiste à une scène, j’en décèle le potentiel romanesque et, à partir de là, je peux laisser mon imagination se déployer.

J’ai eu le privilège d’avoir accès à la réserve des livres rares à la BnF, et j’ai assisté à la vente aux enchères lors de laquelle a été vendu le révolver avec lequel Verlaine a tiré sur Rimbaud. J’y ai décelé un terreau romanesque assez formidable. Je me suis demandé ce qu’il se passerait si d’aventure je levais le bras et que je remportais les enchères. 

V : Y-a-t’il un personnage de Mon maître et mon vainqueur qui soit tout particulièrement inspiré de vous ?

F-H : Il y a un moment dans le roman où j’explique qu’il faut avoir « le coeur tendre et l’oeil dur à l’égard de ses personnages », c’est à dire qu’il faut pouvoir les railler, garder une certaine ironie, une certaine distance critique à leur égard et en même temps les racheter. J’essaie d’avoir de l’indulgence pour eux, et je pense que si j’ai cette indulgence c’est sans doute par complaisance envers moi-même. Parce que certains de leurs travers, de leurs traits de caractère, de leurs défauts sont aussi les miens. L’amour de Tina pour Verlaine, sa mélancolie, c’est la mienne. Le sentiment de perte intégrale de son être que vit Vasco lorsque Tina le quitte, c’est le mien. Et même quand je me moque d’Edgar, en réalité c’est souvent de moi-même que je me moque. Quant au narrateur, pour le coup, c’est vraiment moi.

V : Pourquoi un roman et pas un recueil, comme c’était prévu à l’origine ?

F-H : Je suis avant tout romancier, je n’avais jamais écrit de poèmes et ce qui me plaît c’est surtout d’écrire des romans. Je trouve qu’il y a quelque part une véritable impudeur à donner à lire des poèmes. Écrire des poèmes c’est se mettre à nu. Et quand ces poèmes sont des poèmes d’amour, c’est comme si l’on sortait à poil dans la rue. Les insérer dans la fiction me permettait de les habiller.  Et puis la poésie n’est pas lue aujourd’hui – en mettre dans un roman me permettait de la faire passer en contrebande.

V : Dans tous vos romans, que ce soit Tu montreras ma tête au peuple, Évariste, Un certain monsieur Piekielny ou encore Mon maître et mon vainqueur, on retrouve un ancrage dans le réel avec des références historiques, comme si une quête où un retour sur le passé permettrait de rendre compte de la vérité. Est-ce le fruit d’un hasard ?

F-H : Lorsque j’écris un roman, j’ai besoin de m’inventer une fiction et de croire que le sujet vient d’une injonction à laquelle je ne pouvais pas me dérober. Lorsque je me suis retrouvé devant la plaque commémorative de Romain Gary à Vilnius après diverses péripéties, je me suis dit qu’il fallait à tout prix que j’écrive sur ce Piekielny. Il fallait que je mène l’enquête, parce que personne d’autre que moi ne pouvait le faire. C’est quelque chose qui m’occupait énormément l’esprit. Là encore, pour Mon maître et mon vainqueur, je n’arrivais pas à fixer mon esprit sur quoi que ce soit d’autre. Donc finalement c’est le fruit d’une obsession. J’essaie seulement de donner leur poids de papier aux obsessions qui m’animent.

V : Dans Mon maître et mon vainqueur, on retrouve (enfin c’est mon sentiment personnel) quelque chose des personnages de l’insoutenable légèreté de l’être. Est-ce que Kundera, ou d’autres auteurs, peut-être, vous ont inspiré ?

F-H : J’aime énormément Kundera. D’ailleurs, j’étais assez embêté lorsque j’ai commencé à écrire ce livre puisque je n’avais pas encore de titre, or il se trouve que Kundera s’est accaparé tous les meilleurs titres pour des romans d’amour : L’’insoutenable légèreté de l’être, Risibles amours, La valse aux adieux… Mon titre vient d’ailleurs d’un poème de Verlaine qui se trouve dans un recueil assez méconnu, Chansons pour elle, dans lequel Verlaine écrit

 « Es-tu douce ou dure ?

Est-il sensible ou moqueur,

Ton cœur ?

Je n’en sais rien mais je rends grâce à la nature

D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur »

Lorsque j’ai lu ce vers-là, j’ai su d’emblée que ça allait être le titre de mon roman.

Pour en revenir à Kundera, c’est un écrivain que j’aime énormément, et qui m’a formé littérairement, au même titre que Romain Gary, ou Pierre Michon, ou Jean Echenoz, ou Jean-Philippe Toussaint… 

V : Est-ce qu’il y a un livre en particulier que vous conseillez ?

F-H : Le livre que j’ai le plus offert est D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère. C’est un livre que je trouve bouleversant, écrit dans une langue très simple, d’une extraordinaire limpidité, et qui réussit à rendre intéressant notamment le droit du surendettement. Et moi qui ai fait du droit, je peux vous dire le droit du surendettement est sans doute la matière la plus aride et la plus chiante de l’histoire du Droit. Carrère rend tout cela passionnant, et c’est un vrai tour de force que de faire de la littérature avec un sujet qui, sur le papier en tout cas, peut sembler l’inverse même de ce qu’est le romanesque. 

V : Dernière question, avez-vous un projet particulier pour la suite ?

F-H : J’ai un projet de récit de voyage sur les traces de Che Guevara : à vingt-deux ans, Guevara, étudiant en médecine, a fait un long voyage à travers l’Amérique latine avec l’un de ses amis, Alberto Granado. Ils sont partis à moto depuis Buenos Aires et ils ont longé la côte Atlantique, traversé la pampa en moto puis sont allés en Patagonie, ont remonté le Chili, sont passés par le Pérou, ont traversé la jungle amazonienne jusqu’en Colombie et ont fini leur voyage six mois plus tard à Caracas. Au départ, il n’y avait rien de très noble dans leur idée de voyage : ils partaient essentiellement pour coucher avec des filles et voir du pays. Ce qu’ils font, mais pas seulement : c’est lors de ce voyage qu’ils prennent conscience qu’il y a des inégalités flagrantes en Amérique Latine. C’est à ce moment-là également que se forge dans l’esprit du jeune Guevara une conscience « révolutionnaire » – ou du moins l’idée que les choses ne peuvent demeurer telles qu’elles sont. J’ai refait exactement le même voyage dans les mêmes conditions il y a quelques années, après avoir terminé Un certain M. Piekielny. Je suis parti durant six mois à moto, puis en stop et en bateau à travers l’Amérique Latine en suivant le même itinéraire. Je pense que mon prochain livre, sur lequel je travaillais déjà avant Mon maître et mon vainqueur, et que je vais reprendre, sera le récit de ce voyage. 


Dans Mon maître et mon vainqueur, François-Henri Désérable raconte l’histoire d’amour passionnée (parce qu’) interdite de Vasco et Tina. Actrice mais aussi mère de deux enfants et bientôt épouse d’Edgar, Tina tombe follement amoureuse de Vincent Ascot dit Vasco, conservateur à la BnF. S’en suit une passion qui semble les mener inéluctablement vers une fin tragique. Le narrateur, à partir d’un cahier de poèmes laissé par Vasco va remonter aux sources de leur amour et raconter à l’inspecteur qui l’interroge cette histoire rocambolesque. On y croise Verlaine, Rimbaud mais aussi le coeur Voltaire, le tout dans un mélange de poésie et d’ironie qui en fait un très beau roman.

Crédit image : ©Galliwiki, CC BY-SA 4.0