Hors-saison Épisode 3 : printemps

Épisode 3 : printemps 

Que la lumière soit, et le printemps fut. Répondant au rappel mécanique d’une heure, le soleil ralentit sa course pour s’accrocher au ciel. L’hiver, celui de l’immensité homogène, du froid assassin, s’en est allé. Son glas est comme la chute d’une couverture grise qui enfin laisse les couleurs germer. Après une saison dont le pas semble souvent trop long, retardant avec douleur une impatiente renaissance, les fleurs nouvelles sont le signal tant attendu : il est temps. L’hiver est la scène de suspense, le couloir au bout duquel on cherche l’issue alors que la pression s’alourdit. Enfin, presque par surprise, le monde se remet en mouvement ; digne de tout retour, bienvenue au printemps.  

« Ô rajeunissement du réveil, ô lumière
Qui laves les noirceurs, les fanges, les chagrins,
Qui donnes des splendeurs au bourbier de l’ornière
Et mets une ombre d’or sur nos charniers humains.
 »

Cécile Sauvage, « Le jour »[1]

Naissant dans un flagrant contraste, le printemps, face à l’hiver terne ou blanc, ne peut être qu’une saison de lumière, mais une lumière vive, chaleureuse. « Les noirceurs, les fanges, les chagrins » s’étaient fait une place de choix depuis l’automne, voilà qu’un rayon doré vient d’un coup tous les déloger. Le printemps a quelque chose de thaumaturgique : c’est une éclaircie divine face à laquelle on ne peut rien, et surtout pas pleurer. Le sillon entamé par l’automne semblait avoir creusé nos entrailles les plus profondes, laissé une marque indélébile, mais les démons sont remerciés et leurs racines arrachées. La page que l’on avait presque oubliée de tourner depuis la brume d’octobre enfin se lève, et d’une force transcendante. L’automne célébrait la tristesse pour la tristesse, le printemps, lui, ne la voit que pour en finir. « Ombre d’or », rien de plus clair : cacher le morne par la lumière. Telle est la traditionnelle idée de renaissance, l’identité lavée de sa fange. 

« Le miracle est partout.
Le miracle est en moi qui ne me souviens plus.
Il fait clair, il fait gai sur les bourgeons velus ;
Il fait beau – voilà tout.
 »

Sabine Sicaud, « Printemps »[2]

            Tout est si neuf qu’on croit à l’amnistie, mieux encore, à l’amnésie. Si l’hiver était l’occasion de s’enfermer, de tout ressasser, faute de pouvoir se dégager d’un fond partout blafard, le printemps est une porte de sortie. Mais cette échappatoire n’est pas une licence inconditionnée, car ces deux saisons partagent leur même élan englobant, lissant les particularités farouches. D’un côté tout s’efface contre la neige et la glace, de l’autre tout s’éclipse qui n’est éclairé ou doré. Car l’innocence du printemps n’est pas seulement un abandon au passé, c’est un oubli, une sortie de l’être. Dans cette tentative de reboot, le printemps va peut-être trop loin, faisant comme si rien avant lui n’avait existé, comme si toutes les peines qui constituent un passé n’avaient jamais fait pleurer. Folie démiurgique, le printemps a donc lui aussi sa parole dirimante ; c’est un roi en son royaume et la nostalgie est son ennemi. « Il fait beau – voilà tout » : première et dernière leçon, qui ne s’y retrouve pas n’est pas digne d’être sauvé.  

« Il semble que tout rit, et que les arbres verts 

Sont joyeux d’être ensemble et se disent des vers. 

Le jour naît couronné d’une aube fraîche et tendre ; 

Le soir est plein d’amour ; la nuit, on croit entendre, 

À travers l’ombre immense et sous le ciel béni, 

Quelque chose d’heureux chanter dans l’infini. »

Victor Hugo, « Printemps »[3]

            Voilà ce qu’est le printemps : un chant. Pas une mélopée ou une élégie, non, une poésie qui n’a rien à regretter, qui regarde devant soi et qui dit « oui ». L’amour a son domicile au printemps, sous les couronnes de fleurs et les sourires brillants. Tout est prêt pour déclamer après avoir tant réclamé. Le silence était devenu insupportable, il faut virer de bord dans les cris et les rires. La scène est connue : il suffit d’un coucher de soleil, d’un air doux, de quelques pétales colorés, pour croire, non sans clichés, au printemps passionné. Et si ce n’est pas l’amour au moins est-ce le bonheur. Car dans cette vision idéale – disons-le, utopique – du printemps, la joie sort des foyers comme dans les vieux films Disney. C’est une ataraxie qui en devient presque insupportable, niaise, et dont la formule sans cesse revient : « Le temps est bon, le ciel est bleu / Nous n’avons rien à faire, rien que d’être heureux »[4].  

« Le ciel est pur, la lune est sans nuage :
Déjà la nuit au calice des fleurs
Verse la perle et l’ambre de ses pleurs ;
Aucun zéphyr n’agite le feuillage.
 »

Chateaubriand, « Nuit de printemps »[5]

            Mais ce bonheur de cristal peut aussi se perdre dans l’immobilité. Bien sûr il y a la contemplation des fleurs, des paysages qui s’animent, mais pas de grandes manœuvres. « Aucun zéphyr n’agite le feuillage » : le monde est mort à nouveau. Les couleurs émergentes qui forment un relief inconstant paraissent dès lors trop vives. Comme tout vivant cherche à se faire remarquer, plus rien n’apparaît distinctement. C’est une masse informe, chamarrée à en devenir brouillonne. La renaissance n’aura donc pas duré longtemps. Il aura suffi de se persuader d’une exaltation supérieure pour tout écraser sous l’abondance et revenir à une image figée. Le printemps s’est ici vautré dans le confort et la tranquillité. À force d’être prié, d’être idolâtré comme un coup d’éclat, le printemps est peut-être devenu un autel érodé. 

« Nous n’osons plus parler des roses : 

Quand nous les chantons, on en rit ; 

Car des plus adorables choses 

Le culte est si vieux qu’il périt. »

Sully Prudhomme, « Printemps oublié »[6]

[1] Cécile Sauvage. « Le jour », Tandis que la terre tourne. Mercure de France, 1910.

[2] Sabine Sicaud. « Printemps », Les poèmes de Sabine Sicaud. Stock, 1958. 

[3] Victor Hugo. « Printemps », Toute la lyre. Hachette Livre BNF, 2012 [1888].

[4] Bon Entendeur. Le temps est bon [vidéo en ligne]. YouTube, 8 novembre 2018. 

[5] François-René de Chateaubriand. « Nuit de printemps », Tableaux de la nature. Acamédia, 1997 [1828].

[6] Sully Prudhomme. « Printemps oublié », Stances et poèmes. Ararauna, 2020 [1865].